ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS
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Hans Theys
Chapelle Saint-Vincent à Grignan
A propos d’une proposition sculpturale de Ann Veronica Janssens
Actuellement, Ann Veronica Janssens (°1956) est sans doute l’artiste féminine contemporaine la plus célèbre de la partie francophone de notre pays. En 1979, elle a été la lauréate du Prix Jeune Peinture belge avec un travail de fin d’études à La Cambre. Depuis lors, c’est à une cadence ininterrompue qu’elle formule des propositions sculpturales minimales qui invitent à une perception nouvelle de certains espaces ou phénomènes.
Brouillard
En 1997, elle remplit quelques salles du M HKA à Anvers d’une vapeur d’huile qui, conjuguée aux murs, plafond et sol blancs, évoque un banc de brume. En 2000, elle réalise, en complément à une chorégraphie de Pierre Droulers, une installation sculpturale où ce brouillard se teinte de lumière artificielle, créant l’illusion d’un coucher de soleil qui aurait basculé à l’horizontale et dans lequel on peut se promener. Ce qui la fascine, c’est le fait que l’on puisse rendre presque tangible le passage entre deux ou plusieurs couleurs à l’aide d’un support pratiquement intangible. En 2001, à l’occasion d’une exposition à la Nationalgalerie de Berlin, elle fait un pas de plus en collant des films colorés sur les parois transparentes d’un container; les spectateurs qui pénètrent dans l’espace se retrouvent plongés dans une lumière de jour colorée. En 2003, elle remplit de brouillard tout le rez-de-chaussée de la Kunsthalle de Bern et colle des films couleurs sur les fenêtres. En un mot, de cette intervention unique en 1997 au M HKA sont issues des dizaines de propositions sculpturales dont, finalement, sa contribution à la Chapelle Saint-Vincent à Grignan.
Langage de la lumière
Ann Veronica Janssens n’aime pas les interviews. Elle ne répond pas aux questions qui commencent par ‘pourquoi’. Elle tient également à sa propre description de ses œuvres. Un amoncellement de blocs de béton cellulaire qui surhaussent un escalier et le transforment en un poste de guet situé dans le prolongement de celui-ci, est décrit par elle comme “une forme qui épouse un escalier”. Celui qui veut décrire cette forme différemment, comme je viens de faire, aidera peut-être le spectateur qui n’a jamais vu l’œuvre, mais selon Ann Veronica Janssens, il porte également préjudice à cette œuvre. C’est pourquoi elle ne peut pas “expliquer” son travail, et c’est pourquoi, en avril 2013, un mois avant l’ouverture de la chapelle et la publication du livre que lui consacre Ronny Van de Velde, je ne l’ai pas interviewée mais je lui ai simplement demandé ce qu’elle a fait dans la chapelle.
Nous sommes installés dans sa cuisine. Elle raconte que ce travail est issu d’un concours pour l’intégration d’une œuvre d’art dans une chapelle romane. Cette chapelle présente quatre fenêtres où Ann Veronica Janssens a fait placer quatre plaques de verre de dix centimètres d’épaisseur. Autour de ces “monolithes”, comme elle les appelle, la lumière du jour et l’air affluent. Après de longs conciliabules avec des ingénieurs, il a été décidé de ne pas intégrer les monolithes à un châssis en acier, mais de les insérer à 25 cm de profondeur dans le mur existant. Des corps de métier locaux ont pratiqué les découpes et maçonné les fenêtres de 200 kilos pour les enchâsser dans le mur de manière traditionnelle. Les plaques de verre ont été coulées en Tchéquie. Leur refroidissement à lui seul a duré cinq mois. Chaque fenêtre se teinte d’une couleur différente. A l’est, c’est du verre rose à base d’or, au sud, du vert vif à base d’uranium, à l’ouest, une rosace orange et au nord, un verre bleu à base de cobalt. En fonction de la rotation de la Terre, la lumière du soleil pénètre par l’une ou l’autre des fenêtres et le mélange de couleurs se modifie dans la chapelle. “Je peins les murs sans les toucher”, affirme Janssens. Elle aime aussi les couleurs complémentaires que l’on voit en bordure des vitraux ou les ombres violettes qui accompagnent la forte lumière verte du midi.
L’église accueille par ailleurs des ‘projections bicolores’ que le spectateur actionne à l’aide d’un bouton disposé près de la porte d’entrée. Cette porte d’entrée est percée de petits trous, à gauche et à droite, à des hauteurs diverses, afin que les enfants et les adultes puissent également contempler la chapelle lorsqu’elle est fermée. Les chaises ont été peintes en une nuance de gris qui semble absorber la couleur.
Voir plus
Liliane Dewachter a écrit un jour qu’Ann Veronica Janssens semble faire de l’art minimal, parce qu’elle recourt à des moyens minimaux pour nous montrer les choses. Cette remarque est importante parce qu’elle renvoie à ce qu’il peut y avoir à regarder et non à ce qui se trouve sous nos yeux. Regarder le travail d’Ann Veronica Janssens requiert un œil libre, un regard presque nonchalant. Lorsque l’on regarde ‘off-focus’, on voit davantage. Peut-être ceci découle-t-il du fait que l’artiste elle-même regarde d’une façon moins dogmatique que nous. Ma collaboration de longue date avec elle m’amène moi aussi à voir plus souvent des ‘images différées’, des images complémentaires ou moins évidentes. Ainsi, l’été dernier à Zürich, j’étais assis sur un quai lorsque j’ai soudain aperçu des cercles lumineux non pas apparaître sur l’eau mais pénétrer dans les profondeurs de l’eau. Quand on se familiarise avec l’œuvre de cette artiste, on se met à regarder le monde différemment. C’est pourquoi j’ai appelé ses œuvres des ‘propositions sculpturales’ (dans le livre ‘The Gliding Gaze’, Middelheimmuseum, Anvers, 2003). Ce sont des objets qui proposent un point de vue particulier et attirent l’attention sur une luminosité, une couleur ou un son à peine perceptibles jusqu’alors. Ce sont des propositions car elles invitent librement à une perception différente des choses. L’œuvre d’art n’est pas une fin en soi, mais elle met en liaison avec des phénomènes changeants et éphémères. Comme c’était beau, ce matin où j’ai perçu de mon bureau, dix mètres plus loin, de petits éclairs lumineux sur la pelouse. Un peu plus tard, à plat ventre, j’ai vu qu’il s’agissait d’une minuscule goutte de rosée qui reflétait le monde entier, à l’envers. Dans un balancement léger, elle m’envoyait de secrets signaux lumineux. C’est de cette étoffe qu’est fait le travail d’Ann Veronica Janssens, que ce soit sous forme de sculptures, de propositions sculpturales ou de peintures virtuelles, comme celles de la chapelle. Toute en légèreté, mais avec une nuance menaçante, son œuvre nous entraîne vers ce moment où le temps qui passe et la fugacité des choses s’avèrent inéluctables.
Montagne de Miel, 25 août 2014