ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS
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Hans Theys
Un morceau de réalité
Entretien avec Peter Buggenhout
Les sculptures de Peter Buggenhout (né en 1963) nous informent sur la réalité de la même façon que les arbres ou les nuages : en en faisant partie. Elles le font d’une façon légèrement différente du fait qu’elles sont réalisées par quelqu’un. Ce ne sont pas des représentations, mais des artéfacts, qui parlent de la réalité d’une manière analogue : des réalisations poétiques qui se dressent seules, solitaires, mais qui nous sont données. Dans la première moitié du siècle dernier, Victor Chklovski définissait les œuvres d’art comme « des objets texturaux ajoutés à la réalité ». Le spectateur en reste bouche bée. Il ou elle voit, ressent et pense à des choses évoquées par l’objet, mais qui ne semblent jamais nettement délimitées. Notre cerveau bégaie, car il n’arrive pas à draper une image lisible sur la texture pour la normaliser et la cacher ainsi, de sorte que nous avons l’impression de nous retrouver les yeux dans les yeux avec une chose qui se montre.
Je pointe deux formes à la surface d’une sculpture, qui ressemblent à des semelles de chaussures gigantesques, mais qui ne le sont clairement pas.
Peter Buggenhout : Ce sont les chaussures d’une poupée de carnaval que j’ai comprimée. Il est parfois bon de garder un élément minimal reconnaissable. Par exemple, le bouchon d’une bouteille de limonade, un mégot de cigarette ou un cure-dent, de sorte que le spectateur, durant sa promenade autour de la sculpture, se sente brièvement en terrain connu face à l’autonomie de la sculpture. D’abord, la sculpture ne veut aucun contact avec le spectateur ; puis, soudain, on reconnait la forme d‘une chaussure. Un instant, on croit saisir la chose. Mais, l’instant d’après, on se rend compte qu’il ne s’agit pas d’une vraie chaussure et la sculpture semble à nouveau nous échapper ; ainsi en va-t-il aussi de la vraie vie : nous marchons d’un point à l’autre, nous pensons que notre vie est cohérente, mais aussitôt après, elle se révèle à nouveau complètement amorphe.
Je veux fabriquer des choses que l’on ne comprenne pas, que l’on ne puisse saisir, nommer ou caser pour se procurer un sentiment de sécurité évident. Le but n’est pas de dérouter les gens, au contraire. Il faut leur faire ressentir une sécurité dans une incapacité à prévoir, à imaginer, dans une complexité, en les confrontant à des sculptures qui ne sont pas des représentations ou des symboles, mais des analogies, où les chemins sinueux de la réalité se dédoublent en parallèle. J’appréhende le monde autour de moi comme un collage, une accumulation, un empilement ou une énumération en apparence amorphe. Mais je ne m’en sens pas menacé, je ne trouve pas cela horrible, le monde est ainsi fait. Quand on regarde une façade, par exemple, on voit qu’à un moment donné du passé, on a accroché une enseigne, que les châssis ont été remplacés, qu’on a ajouté une gouttière en plastique, etc. Dans notre corps aussi se trouvent des restes de reptile inutiles et nos trajets nerveux ne descendent pas en ligne droite, ils sont sinueux. Le monde a été construit par fragments et par à-coups sans dessein secret préalable et prévisible. Il en va de même d’une conversation. Tu dis quelque chose, je dis quelque chose, et puis c’est toi qui dis encore autre chose et on continue ainsi jusqu’à ce que la conversation soit finie, sans que nous ayons une image cohérente de ce qui a été discuté. Ce qui reste, c’est le sentiment d’avoir eu une conversation plaisante ou déplaisante…
Intégré dans une immense casse
Buggenhout : D’un point de vue sculptural, cela signifie que j’aime être intégré dans un tout sculptural plus grand. Les sculptures que j’ai montrées récemment en Israël, faisaient 9 × 9 × 4,4 mètres et 6 × 6 × 3 mètres de grandeur… Un jour, dans un documentaire, je vis l’artiste Ad Visser en train de travailler dans une immense casse. Cela devait être le pied absolu ! Cela m’a fait penser à Pirsig, qui, dans Le traité du zen et de l’entretien des motocyclettes, fait une distinction entre le mécanicien qui range minutieusement son outillage et considère le moteur de l’extérieur et le mécanicien qui semble se noyer dans son outillage. Pendant mes études, j’ai beaucoup appris de Herman Note, professeur de philosophie à l’école Saint-Luc de Gand. Notamment quand il nous a parlé pendant toute une année de l’état paradisiaque, qui s’arrête dès qu’on en prend conscience. Mon œuvre continue d’être liée au désir d’oublier et de se fondre complètement dans un tout plus grand. J’ai retrouvé cette idée dans l’exposition Altäre de Jean-Hubert Martin, où l’on voyait comment en Asie et en Afrique, les autels ne cessent de grandir, recouverts de petites plumes, d’argile, d’offrandes, aspergés ou vaporisés de sang, etc., jusqu’à ce que les prêtres vaudous semblent s’être installés « dans » leur autel, comme dans un reliquaire dont ils font partie. Ils ne se trouvent pas à l’extérieur, comme Pétrarque qui, toisant du haut du mont Ventoux, plonge son regard vers le bas.
- Au départ, tu étais peintre.
Buggenhout : Jusqu’en 1990, j’ai fait des peintures à l’huile que j’aspergeais complètement ou partiellement de pigments et que je fixais ensuite. Je voulais réaliser, dans l’esprit des peintres informels des années cinquante, des peintures qui revendiquent leur autonomie, mais je semblais ne pas pouvoir échapper à la dimension symbolique de la peinture. Entre 1990 et 1995, j’ai cherché de nouvelles formes et c’est ainsi que j’ai commencé à faire des sculptures avec des estomacs de vache et des boyaux de cheval. Ce qui me passionnait là-dedans, c’est l’idée que nos viscères déterminent notre forme de l’intérieur. J’ai inversé cela et j’ai bourré les estomacs et les boyaux d’objets pour obtenir de nouvelles formes. Ici et là, j’ai prévu plus de rembourrages. À l’époque déjà, je recherchais des formes qu’il est impossible de nommer ou de mémoriser, sans que cela ne suscite de malaise chez moi. Que faisons-nous d’autre, par exemple au moment où nous faisons l’amour, sinon nous immerger dans un monde innommable ?
Mais quand on regarde la façon dont la lumière touche mes sculptures, alors on voit que je suis resté un peintre. Je laisse la lumière s’accrocher. Dans mes dessins, j’inverse cela. Là, je veux que la lumière pénètre, comme si l’œil pénétrait à l’intérieur. Pour le reste, je recherche là aussi des formes innommables, que j’essaie d’obtenir en faisant des bleus que j’efface ensuite à chaque fois. La plupart des dessins se composent d’une quinzaine de couches, où il est impossible de distinguer la première couche. Cela me fait penser à la façon dont se forme une plage par l’action des vagues qui s’avancent et qui se retirent : à chaque instant, le sable montre tant la situation actuelle que l’historique de cette situation. Dans mes dessins et mes sculptures, c’est exactement pareil : je ne sais pas à quoi cela ressemblera au final, mais je sais en revanche que je veux faire des choses qui sont et non des choses qui sont à propos de quelque chose et je sais quels actes je dois poser pour les faire naître. Dans le cas des dessins, il était par exemple important d’éviter le papier jauni et le dessin noir ; sinon, on est d’emblée prisonnier de l’idée d’un dessin. D’où le reflet pourpre que l’on voit ici et là, qui doit rendre le tout plus froid.
- Aujourd’hui, tu ajoutes de la poussière, tout comme, autrefois, tu ajoutais des pigments.
Buggenhout : Oui. Au final, mon travail est très cohérent. L’apparence n’a pas beaucoup évolué, mais, sur le fond, il est plus percutant. Patricia De Martelaere a écrit un beau livre sur ce phénomène. Quand on est jeune et honnête, on a envie de faire des choses nouvelles et différentes, mais à travers toutes sortes de détours, on finit toujours par revenir à soi-même. Or, on a besoin de ce détour pour perpétuer l’authentique et ne pas le laisser s’enliser dans des réductions ou des clichés. Le cheminement ne sera, d’ailleurs, jamais logique. C’est comme quand on veut enfoncer un clou dans le mur, mais qu’on n’a pas de marteau : chaque objet peut alors faire office de marteau. Joseph Conrad déclare la même chose dans Heart of Darkness : notre pulsion de survie nous rend efficaces. La logique ne vient qu’après coup.
Montagne de Miel, 6 mars 2009