ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS
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Hans Theys
Mystère et illusion
Sur les tableaux de Michaël Borremans
Introduction
Pour en savoir plus sur l'œuvre de Michaël Borremans, le mieux est de se lire ses interviews, car les essais consacrés à son œuvre ont souvent tendance à renforcer la confusion que l'artiste suscite déjà lui-même. Borremans est plus clair quand il prend la parole. Avec beaucoup de sincérité, il explique qu'à la base, son talent pour le dessin était tout relatif mais qu'il était tellement fasciné par cet art qu'il s'est amélioré grâce à une pratique intensive. Quand il commence à peindre, il dit qu'il n'est pas si bon que cela. Et maintenant qu'il a acquis une certaine maîtrise dans sa peinture (il peut mettre la technique au service de l'image ou de l'atmosphère qu'il veut créer) et qu'il réalise des films et des sculptures, il fait preuve de la même hésitation. En réalité, c'est quelqu'un qui repousse constamment ses limites et qui ne peut être cantonné au contenu de son œuvre, dans la mesure où il ne s'enferme pas dans des figures de style ou des vérités. D'ailleurs, ce qui revient constamment dans ses interviews, c'est ce sentiment qu'il n'existe pas de vérité. Il s'attelle donc à créer des œuvres ouvertes, qui (comme l'expriment de nombreux auteurs) contiennent encore des espaces vides et permettent de nombreux niveaux de lecture.
Peut-être ne croit-il pas en l'existence d'une identité. Ses œuvres semblent mettre cet élément en lumière. Quand il s'attribue un trait de caractère, il parle de nature chaotique, qui lui permet de progresser de façon intuitive, mu par un élan – naissant ou non – pour l'élaboration, l'exécution ou l'achèvement d'une œuvre. À l'instar de Luc Tuymans, Borremans est quelqu'un qui réalise en premier lieu des images et seulement en second lieu des peintures, ce qui ne l'empêche nullement de souligner systématiquement la spécificité de chaque forme utilisée, par exemple lorsqu'il affirme que la réalisation de dessins s’apparente davantage à de l'écriture, que le grain est capital dans ses films ou que l'apparence physique d'une peinture se distingue d'un dessin dans l'espace et par son essence même. Sans s'associer aux représentants de la peinture fondamentale, qui tentent dans leur œuvre de pousser les limites de la peinture, il n'en souligne pas moins le fait qu'une image ayant pris la forme d'une peinture sera inévitablement analysée dans le cadre de l'histoire de la peinture. Le même principe s'applique à ses films, bien sûr, que l'on ne peut regarder sans penser à d'autres films. Dans une interview réalisée avec Peter Dorochenko, Borremans cite quelques cinéastes : « Buñuel, Sirk, Tarkovski, Hitchcock, Visconti… Il y en a trop pour pouvoir tous les nommer ». Je n'ai trouvé aucun auteur qui étudie en détail la raison pour laquelle l'artiste évoque ces cinéastes-là, alors qu'on perçoit d'emblée le lien avec les célèbres méthodes suggestives de Sirk, le souci des tenues vestimentaires d’Hitchcock, la scène d'ouverture du vol en ballon dans Andrei Rublev de Tarkovski, etc. Le seul cinéaste à être cité par les auteurs est David Lynch. Et encore, sans se référer à aucune représentation spécifique (l'homme qui fabrique des gommes à partir d'une tête dans Eraserhead ou l'actrice Laura Dern, nue dans Blue Velvet, désarmante et choquante à la fois : « He put his disease in me! »).
Ce qui m'a le plus frappé chez Borremans, c'est cette timidité difficile à déceler au départ qui, en raison de la grande facilité d'élocution de l'artiste, peut ressembler à de la mondanité, de la désobligeance ou de la prétention. Pourtant, on se prend très vite au jeu et on ressent une sorte de gratitude pour sa capacité à vaincre ou relativiser sa tendance à la méfiance et au cynisme. Le plus beau, c'est que mon premier ressenti a également été celui-là quand j'ai découvert son travail. Son œuvre est un jeu. Et comme le dit Freud : l'opposé du jeu n'est pas le sérieux mais la réalité ; les joueurs ne prennent rien plus au sérieux que le jeu.
Dessinateur, peintre
Michaël Borremans voit le jour en 1963. Il est l'avant-dernier d'une fratrie de cinq enfants : il a trois frères et une sœur. Catholiques, ses parents travaillaient sans relâche. Son père était pharmacien et pilote de ballon. Sa mère était fleuriste et peignait des fleurs. Son grand-père maternel a d'abord été boulanger avant de devenir photographe. C'est lui qui dévoilera les secrets de la photographie au jeune garçon. C'est également lui qui le présentera à un artiste peintre de la région. Borremans fait des études secondaires artistiques et étudie le graphisme à la haute école Saint-Luc de Gand. Il travaille ensuite pendant dix ans comme enseignant à temps plein au Stedelijk Secundair Kunstinstituut de Gand, jusqu'à ce qu'il décide à 36 ans de vivre de son activité artistique. Une première exposition lui est exclusivement consacrée en 1996 au centre expérimental Croxhapox à Gand. Il perce dans le métier en 2000 grâce à une exposition au S.M.A.K. Borremans entame sa carrière artistique en tant que dessinateur. Selon Jeffrey Grove, conservateur du Musée d'art contemporain de Dallas, Borremans commence à réaliser des peintures à l'huile en 1993, mais son travail pictural reste solidement ancré dans sa pratique de dessinateur jusqu'en 1997. C'est vers 1999-2000 qu'apparaît une nouvelle lucidité avec des peintures comme The Butter Sculptor (2000) et The Assistant (2000). D'après Grove, l'an 2000 est d'une importance capitale : cette année-là, Borremans crée 46 peintures. C'est aussi à cette époque qu'il réalise The Box (2002), la première peinture ne s'appuyant plus sur une image trouvée mais sur une mise en scène. Mais comme les images qu'il déniche et qu'il utilise suscitent involontairement la nostalgie chez les spectateurs, Borremans commence à peindre en 2002 à partir de modèles photographiés puis filmés. La même année, il commence à réaliser des films qu'il montre à partir de 2007.
Des trouvailles aux mises en scène
Généralement, les étudiants en graphisme apprennent à dessiner et à réaliser des gravures : xylographie, lithographie, sérigraphie et autres formes de gravure. Les premières œuvres de Borremans qui remportent les faveurs du public sont des dessins réalisés sur du papier teinté, usagé à l'aide divers matériaux : crayon, encre, aquarelle, café et blanc opaque. Borremans va peindre de plus en plus à l'huile. Comme expliqué précédemment, il s'appuie au départ sur des photos trouvées, alors qu'aujourd'hui tous ses sujets sont scénarisés et photographiés ou filmés, le but étant de vider le plus possible les images de toute référence à un lieu ou un moment déterminé.
La technique baroque
Borremans applique la technique picturale dite baroque : il s'agit de travailler par couches transparentes de peinture à l'huile sur un fond brun clair ou rouge, et non blanc comme chez les primitifs flamands (de nos jours, le fond consiste parfois en une toile ou un panneau non traité, car ces supports peuvent avoir une couleur similaire ; c'est par exemple le cas chez Kati Heck). Les parties plus claires sont éclaircies et les parties plus foncées sont assombries en y ajoutant de fines couches de peinture transparentes. Le fond peut être conservé là où c'est nécessaire. Comme il est plus difficile d'éclaircir la peinture que de l'obscurcir, les parties plus claires sont souvent plus rehaussées que les parties foncées. Cette méthode, si on la compare à la technique des primitifs flamands, présente un double avantage : elle permet de gagner du temps et de fondre les surfaces sur les bords, ce qui unifie la peinture et crée un effet spatial plus prononcé. Les peintures de Borremans semblent devenir de plus en plus minces, ce qui indique qu'il maîtrise de mieux en mieux la technique. Résultat : une technique qui se met toujours plus au service de l'image.
Cinéaste
Depuis 2002, Borremans réalise par ailleurs des films 35 millimètres. Chacun d'eux est pour lui une sorte de tableau réalisé à l'aide d'un autre support que la peinture. Même s'il s'agit d'un autre médium, leur grain leur confère une certaine qualité picturale. Les films ont leur propre poésie (il m'a expliqué la même chose pour les photos de ses modèles, qu'il n'expose cependant pas). Le plus souvent, ces films sont visionnés sur un écran plat vertical équipé d'un cadre en bois. Ils ne peuvent être présentés autrement. Dans une interview réalisée avec l'auteur David Coggins en 2009, Borremans raconte que ses films ne se réfèrent pas consciemment à d'autres films, mais qu'ils titillent ouvertement la conscience du spectateur. Il y explique aussi combien leur rythme est important : aussi lent que la respiration. Et d'ajouter que ce qui l'intéresse, c'est l'esthétique du processus, comme par exemple la décision de rendre flou l'image.
Le fou du roi
Voici quelques années, la Reine Paola a demandé à Borremans de créer des œuvres pour le Palais royal. L'artiste racontera à Renko Heuer, que la souveraine lui avait montré plusieurs salles qu'elle souhaitait rénover et qu'elle lui avait donné carte blanche pour son intervention. Elle s'est également rendue dans son atelier afin de découvrir son travail et suivre l'évolution des peintures. Au tout dernier moment, il changea d'avis, si bien que la reine fut surprise du résultat lors de l'inauguration. Borremans m'a un jour raconté que l'œuvre n'était peut-être pas tout à fait adéquate, un peu anarchiste peut-être, mais que c'était d'après lui encore trop léger. Il avait représenté des personnages affublés d'uniformes de la Cour passés à l'envers, si bien que d'aucuns y virent des camisoles. Aujourd'hui, il parvient néanmoins à se réconcilier avec ses œuvres. « J'ai essayé de représenter un fou du roi », explique-t-il, « un artiste qui égaie le Palais tout autant qu'il le trouble ».
Entre mystères et miniatures, illusion et réconfort
Essais consacrés à l'œuvre de Michaël Borremans
Les essais consacrés à l'œuvre de Borremans font penser à un nid dans lequel une cane ne retrouve plus ses œufs. Le lecteur s'en lasse. Une grande partie de ces textes repose sur la spéculation. Souvent, des figures d'autorité sont citées de façon non constructive (Foucault et le panoptique de Bentham, par exemple), et, souvent, de petites réflexions vont surgir et vivre leur vie. Jeffrey Grove, conservateur du Musée d'art contemporain de Dallas, raconte que Borremans a un jour comparé ses peintures à des esprits et que le mot « esprit » peut être interprété comme l'âme d'un défunt ou un être désincarné, ou encore comme un pont menant au royaume spirituel. Christine Kintisch, commissaire et auteur, ne s'arrête pas là : elle parle de séances de spiritisme et autres absurdités auxquelles Borremans n'a peut-être jamais pensé. Personne ne songe à une autre explication toute simple : les peintures, à l'instar des rideaux et des ombres, peuvent évoquer des images pouvant prendre vie l'espace d'un instant, surtout quand il s'agit d'artistes qui ont parfois une expérience de la réalité moins stable que leurs contemporains. Quand ceux-là « regardent », ils « pensent » en vérité, et ils « voient » des formes auxquelles ils sont habitués. De nombreux artistes éprouvent cependant des difficultés à maintenir ces formes mentales et à percevoir notre monde intrinsèquement mouvant et informe d’une façon figée et donc moins menaçante.
L’éclaircissement irrationnel
L'approche émotionnelle de l'œuvre de Borremans est très variée. Grove garde ses distances et écrit : « Une étude plus détaillée de la position de ses protagonistes […] fait qu'il devient impossible de se sentir intuitivement impliqué dans les scénarios foncièrement mimétiques de Borremans. » Et celui-ci d'ajouter une page plus loin : « Les peintures de Borremans nous apparaissent comme si elles voulaient examiner des états psychologiques complexes alors qu'elles défient toute logique. » Quant à la problématique du temps, il la résume en quelques mots de la façon suivante : « Borremans utilise volontairement des signifiants mal définis qui se heurtent à des espaces équivoques. Cette méthode correspond à son désir ‘de créer une atmosphère intemporelle, un espace d'où le temps a été effacé’ ». Cette approche pragmatique contraste vivement avec des auteurs qui envisagent l'œuvre de façon plus pathétique. Pour commencer, ceux-ci prétendent toujours que les œuvres de Borremans se produisent dans un présent qui n'est pas le présent et dans un lieu qui n'est pas un lieu. Il se passe généralement là-bas quelque chose qui se poursuit à l’infini. Hans Rudolf Reust, critique d'art suisse, écrit : « Ce qui est fascinant, c'est la certitude que les gestes peints continueront irrévocablement d'exister. » Ou encore : « Mais avant tout, Borremans crée pour ses peintures un lieu non identifié en adoptant un temps figé, en introduisant entre des moments spécifiques des brèches qui allongent incommensurablement la durée des gestes rapides. » Michaël Amy, historien d'art belge, parle d'un univers sadomasochiste se référant clairement à l'époque nazie. Christine Kintisch évoque, quant à elle, « la désolation de leur misère éternelle », « un cauchemar apparemment infini », « une condamnation à répéter éternellement le drame inconciliable entre peurs et désirs ». De façon générale, Kintisch s'attelle à évoquer une atmosphère obscure, fantomatique, où elle se réfère de façon apparemment incongrue non seulement à des artistes comme Edgar Allan Poe, mais aussi à l'écrivain W. G. Sebald. S'il est vrai que des personnages étranges, presque transparents ayant les habitudes les plus inhabituelles se présentent dans tous ses ouvrages, dans le roman Austerlitz – qui relate l'amnésie d'un enfant juif déraciné – les images de Sebald évoquent une réalité tellement atroce que je ne les arracherais jamais de leur contexte, et surtout pas seulement pour créer une atmosphère.
Si je puis m'exprimer ici sur l'œuvre de Borremans, je la comparerais à une observation faite par Nabokov sur ce qu'est, selon lui, la littérature : « Pouchkine le sérieux, Tolstoï le prosaïque et Tchekhov le mesuré ont tous eu leurs instants d’éclaircissement irrationnel, ce qui simultanément voilait la phrase et dévoilait une signification secrète qui donnait à ce manque soudain de netteté visuelle toute sa valeur. Mais chez Gogol, c'est ce glissement qui est la base même de son art… » Peut-être peut-on dresser un parallèle avec Borremans. Mais qu'est-ce qu'un éclaircissement irrationnel ? Pourquoi Borremans affuble-t-il certains de ses personnages d'un bec de canard ? Cela a-t-il un sens de lui demander ?
Le mystère
Je m'enquiers auprès de Borremans de l'importance du mot « mystère » à ses yeux, car je voudrais parler des interminables tentatives de Magritte d'éveiller le mystère en réunissant des objets de façon insolite (une girafe dans un verre à vin ou une bicyclette sur un cigare). Magritte était tellement obsédé par le mystère que Marcel Mariën s'en moqua dans un pamphlet. Dans un grand nombre de lettres rédigées par Magritte sur ce thème, celui-ci en vient finalement à la conclusion que l'effet le plus puissant est obtenu en utilisant des objets courants (un œuf trop grand dans une cage, par exemple). Borremans répond qu'il n'utilise jamais le mot mystère et ne voit rien de particulier au fait de sortir un objet « de son cadre référentiel courant » pour le faire surgir ailleurs. « Wim Delvoye le fait également », explique-t-il, « en assemblant des éléments tirés de la culture élitiste et de la culture populaire ». Et celui-ci de conclure : « Non, si vous rencontrez ce mot, c'est parce qu'il est utilisé par les auteurs. »
« Michaël Borremans », écrit Grove, « a jadis qualifié dessiner son ‘arme secrète’. Peu de gens le contrediront si par ‘secrète’, il entend ‘mystérieuse’ » . « Michaël Borremans », écrit-il ailleurs, « est scrupuleux et prudent quand il s'agit de son œuvre : scrupuleux dans la création de dessins pleins d'insinuations, prudent dans son souci que personne ne soit capable de décoder un quelconque sens dans ces dessins ».
L'œuvre de Borremans est souvent décrite à la manière de ce texte d'Ann Demeester, critique d'art belge, directrice actuelle du centre d'art contemporain De Appel et d'ici peu directrice du Frans Hals Museum. Tout comme Grove, celle-ci est convaincue qu'il est impossible « d'analyser un dessin ou une peinture de façon logique », mais elle veut quand même bien essayer. Voici donc comment elle décrit les dessins de Borremans : « Le peintre a figé une "action" spécifique et refuse de nous donner une explication sur le cadre dans lequel il convient de situer cet instant. Autour de cette représentation, il y a un silence, un vide qui peut être comblé de nombreuses façons. Cela crée une sorte de "suspense", comme si toutes ces toiles étaient autant de romans policiers. Un "mystère" qui est en partie levé par le fait que Borremans semble travailler en séries. »
Le terme « mystère » revient souvent. Dans une interview réalisée avec David Coggins, celui-ci demande à l'artiste : « Il y a un mystère dans vos peintures que le spectateur veut résoudre, mais il est insoluble. Vous invitez le spectateur, mais vous créez une représentation qui, au final, est indéchiffrable. Recherchez-vous une sorte de tension ? »
Christine Kintisch utilise l'expression « les mystères de la peinture » et pose la question suivante : « Quel mystère renferment le col vert olive, les modèles en papier, le voile de dentelle gris ? » En résumé, l'auteure évoque « une ambiguïté visuelle et intellectuelle […] qui s'est avérée intarissablement provocatrice ». Sans ambiguïté visuelle et intellectuelle, il est cependant impossible de se représenter une œuvre d'art. Une œuvre d'art est quelque chose (une image, par exemple) qui est en même temps autre chose (un objet, une peinture). Ou inversement : nous sommes placés devant un objet que nous pensons totalement saisir, voire décrire, mais il y a quelque chose qui nous échappera toujours, ne fût-ce que parce que cette chose habite en nous de façon cachée, non identifiée, non formulée.
Dans une interview réalisée avec Borremans, Renko Heuer pose une question sur « ce mystérieux élément, tel une énigme que doit résoudre le spectateur… ». Borremans répond ceci : « Les peintures renferment toujours un certain nombre d'éléments qui se réfèrent à d'autres choses situées en dehors de la peinture. Je réalise mes peintures de façon à ne jamais rassembler ces références ; cela reste une énigme parce que rien ne peut jamais être défini ». Plus tard dans l’interview, Heuer demande : « Tous ces mystères : avez-vous des réponses à leur sujet ? Ou restent-ils des questions ouvertes pour vous aussi ? ». Et l'artiste de répondre : « Pour moi, ils représentent aussi des questions totalement ouvertes, car il s'agit de constructions suggestives. Il n'y a pas de récit. Tout est implicite. C'est ainsi que je tente d'établir un dialogue ; quand vous devenez explicite, vous avez toujours tort – c'est comme si vous croyiez qu'il y a vraiment une sorte de vérité. » Quelques instants après, Borremans dévoile une anecdote concernant un go-cart qu'il avait dissimulé sous « un très vieux rideau de château » : « Vous ne voyez pas vraiment ce que c'est, mais vous percevez qu'il s'agit d'un objet technologique ; ce n'est pas un bel objet, mais une forme étrange, monumentale qui est très attirante et mystérieuse. »
Bien sûr, j'avais envie de montrer que Borremans a bien utilisé le mot « mystérieux » à une occasion, mais en réalité, ceci ne nous aidera pas vraiment à mieux comprendre ou ressentir son œuvre. L'important, c'est de savoir pourquoi ce mot revient systématiquement et ce que nous pouvons en apprendre. La réponse se trouve en grande partie dans le désir de l'artiste de dresser le portrait d'un homme universel et non d'individus campés dans des situations concrètes, reconnaissables. Par le passé, il s'attelait à cette tâche en s'appuyant sur des images qu'il dénichait dans de vieux livres et magazines ou sur Internet, souvent des images qui dataient des années 1940-1950, car il souhaitait représenter une sorte d'homme « moyen » du XXe siècle. La peinture The German I (2002) nous montre ainsi un homme regardant de petites boules rouges entrelacées autour de ses mains. Dans son entretien avec Renko Heuer, Borremans dit d'abord ne pas savoir ce que représentent ces petites boules, mais ultérieurement, il explique que l'homme sur la photo originale tenait dans les mains un modèle chimique.
L'ambiguïté ou la confusion suscitée (en l'occurrence) par l'omission de certains détails créent un sentiment de malaise, voire de menace, chez la plupart des auteurs, sentiment que l'artiste, dans son entretien avec Heuer, met en lien avec sa conception de la vie : l'impression que nous habitons sur une bombe à retardement, sur un volcan qui peut exploser à tout moment dans un monde apocalyptique, inquiétant, dont toutes les structures paraissent bien fragiles. Il voit le monde comme un endroit froid, étrange, une sensation qu'il ressent aussi dans ses contacts avec les autres ainsi que dans le domaine politique et économique. Dès lors, la question de savoir à quoi son œuvre correspond (quel mystère elle dissimule) se transforme en deux questions : comment peut-il traduire cette perception de la vie dans ses dessins, ses peintures et ses films sans devenir explicite ou univoque ? Et comment en est-il arrivé à choisir pour son œuvre picturale cette forme spécifique qui rejoint tellement la technique utilisée par Velázquez ?
Dans l'entretien Rare, suggestieve constructies. Een gesprek met Michaël Borremans, j'affirme que dans son livre Sculpting Time, Tarkovski décrit la poésie comme une constellation insolite qui nous rappelle la discordance de la réalité. « Si on se représente cette constellation comme une rencontre entre deux ou trois éléments qui ne sont généralement pas réunis, on remarque que ceci vaut aussi bien pour la rencontre entre le monde de l'art contemporain et la technique picturale de Borremans que pour la manière dont celui-ci associe ses représentations. Fidèle à sa prédilection pour certaines images, peintures ou atmosphères, il pousse ses peintures à la frontière entre le kitsch et le sentiment, et ce, aussi bien à travers l'image qu'à travers la technique picturale. Pour l'artiste, ces images semblent prévaloir et la peinture se met donc à leur service ; mais j'imagine que le contraire est tout aussi vrai : l'artiste peint probablement aussi ce genre d'images parce que cela lui donne l’occasion d'utiliser des représentations et des techniques picturales en apparence archaïques. » Borremans répond cependant ceci : « C'est tout à fait faux. D'abord, il y a l'image ; puis vient seulement le style. »
Ses modèles
Le plus grand modèle historique de Borremans est Diego Velázquez (1599-1660), un peintre baroque universellement célèbre pour sa virtuosité, sa capacité à créer un monde en quelques coups de pinceau. Borremans l'admire cependant surtout pour la manière dont il met son inégalable technique parcimonieuse au service de la psychologie des personnages représentés ou de l'atmosphère de la peinture. Borremans aime également Goya (1746-1828) et Edouard Manet (1832-1883). Mais pour lui, le roi des peintres, c'est Velázquez.
Quand nous avons récemment discuté du style de Velázquez et Manet, Borremans m'a dit moins apprécier le Manet tardif « qui a commencé à peindre de nombreuses œuvres dans un style plus impressionniste ». J'ai avoué que ce dont je me souvenais surtout à propos Velázquez, c'était sa touche suggestive, appliquée de loin, qui crée des images qui ne sont reconnaissables qu'à distance, et je lui ai demandé si ce Velázquez-là le passionnait moins aussi. « Bien entendu, Velázquez a cette façon de peindre un peu jazzy », me répondit-il, « mais c'est loin de s'arrêter là. Je ne veux pas dire qu'une peinture doit être naturaliste. L'œuvre picturale de John Singer Sargent est de très bonne qualité, mais elle est juste virtuose ; pour le reste, elle est généralement laide et inintéressante. Velázquez est aussi un virtuose, mais son œuvre a une dimension psychologique très forte ; sa technique est au service d'autre chose. Si, par exemple, vous regardez son portrait d'El Primo, le comptable ou secrétaire du roi, vous pouvez y sentir une très grande compassion. Et dans son dernier portrait de Philippe IV, où le roi est peint déclinant, vous sentez la relation entre le peintre et le personnage portraituré. C'est d'ailleurs le dernier portrait qu'il a été autorisé à réaliser. »
Paradoxalement, ceci nous ramène à Magritte, qui essayait « de ne pas peindre » pour donner à ses images le plus de force possible. Borremans crée à partir de toutes ces influences une technique attribuée à un Velázquez idéal, où la couche de peinture devient de plus en plus mince, comme si elle essayait d'entraver le moins possible l'image ou une atmosphère à installer, tout en empruntant justement sa force et son ambiguïté à sa présence matérielle faiblissante. Ainsi, dans l'exposition solo The people from the future are not to be trusted organisée à la Zeno X Gallery (2013), le rôle principal semble-t-il avoir été réservé à un rouge diffus (dans l'ombre et dans le grand pli de la robe de The Angel (2013), par exemple) et à un orange presque étincelant, comme celui dévoilé entre les pattes de Dead Chicken (2013).
Analyse de quelques dessins
Michaël Borremans a d'abord commencé à se faire connaître avec ses dessins. Jusqu'à ce jour, tout son univers semble d'ailleurs en découler. On pourrait dire qu'il pense en dessinant. Il compare lui-même le dessin à l'écriture, voulant peut-être dire par là que l'un et l'autre sont la conséquence d'un cheminement linéaire, d'une évolution autopropulsée où le contenu découle d'un médium qui prend le dessus, qu'on prend par la main et qu'on emmène dans de nouveaux endroits.
Un bel exemple de dessin est The German – Dreiten teil (médium mixte sur papier, 2003). Ce dessin fait partie d'une série sur le même thème comme, par exemple, The German V (crayon et gouache sur carton, 2003) où nous découvrons un personnage qui semble regarder de petites boules entrelacées autour de sa main. Dans The German – Dreiten teil (2003), une variante du dessin précité est placée dans un décor où elle apparaît comme une immense projection ou une affiche. L'espace dans lequel se joue cette scène est créé par des surfaces sombres, où les spectateurs ou les passants sont représentés avec parcimonie. Enfin, dans le bas du dessin apparaît un personnage qui semble entrer dans la scène mais qui se trouve « en dehors » du dessin jusqu'à la taille.
En matière de structure spatiale, cette œuvre fait penser à son dessin le plus célèbre, ou en tout cas celui dont on a le plus parlé, intitulé The Swimming Pool (2001), qui dévoile un personnage colossal (un jeune homme dont le torse est vraisemblablement criblé de quatre balles et sur lequel une main peint la phrase People must be punished), ce personnage faisant partie d'une peinture ou d'une image projetée sur le haut mur d'une piscine et observée par de minuscules spectateurs plantés dans l'eau ou autour du bassin. Le troisième niveau est obtenu par la présence, en haut du dessin, d'un schéma explicatif, ce qui laisse supposer que l'événement est contemplé depuis la cafétéria de la piscine.
Autre dessin associant un personnage monumental et des spectateurs miniatures : A Mae West Experience (crayon, aquarelle et encre blanche sur papier, 2002). Il s'agit d'un dessin d'à peine 16 centimètres sur 20 dans lequel est évoquée une sculpture colossale de Mae West. La sculpture, qui apparaît devant un ciel étoilé, semble être posée sur un socle gigantesque ou une montagne tronquée. Une entrée est également dessinée, peut-être pour évoquer un grand théâtre ayant la forme d'un astrolabe. Le corsage du personnage dévoile en même temps des orifices ou des fenêtres d'où sortent des flèches dessinées au crayon renvoyant à de petites citations de cette actrice à la réplique facile.
Un autre dessin connu de Borremans date de 1998. Il s'agit de Various ways of avoiding visual contact with the Outside World using yellow isolating tape (crayon et aquarelle sur carton). Ce dessin représente six têtes de jeunes hommes dont les yeux sont recouverts de ruban adhésif jaune d'une manière chaque fois différente. Je mentionne ce dessin, car il montre clairement la capacité de Borremans à réaliser un grand nombre de dessins sur une seule feuille, ce qui constitue un véritable tour de force.
Je souhaite ici souligner le fait qu'il ne faut pas tenter de voir ces œuvres comme des messages, mais comme les productions singulières d'un artiste qui crée des mondes oniriques en dessinant, des rêves et des mondes qui semblent d'abord être issus du plaisir de dessiner avant de se présenter comme les sources possibles d'innombrables lectures et interprétations, qui ne doivent pas nécessairement s'exclure mais qui peuvent, justement, s'enrichir et se renforcer.
Analyse de quelques peintures
Lors de l'exposition solo The people from the future are not to be trusted organisée à la Zeno X Gallery (2013), ce qui a le plus touché divers peintres avec lesquels j'ai eu la chance de m’entretenir, c'est le petit tableau The Prop (2013), qui représente une sorte de maquette d'arbre d'apparence très sculpturale. J'ai vu dans l'atelier de Borremans une version beaucoup plus grande de cette peinture, version que l'artiste trouvait inintéressante (même si elle n'avait pas encore été repeinte). En réalité, nous devrions pouvoir placer ces deux versions côte à côte et essayer de comprendre pourquoi la version petite convient et pas la grande. Ce qui n'est pas une mince affaire, même pour un « non-peintre » qui a l'habitude d'observer les peintures depuis une trentaine d'années. La seule chose à faire, je pense, est donc d'écouter les artistes quand ils ont envie de parler. De nombreux auteurs d'ouvrages sur l'art se lancent cependant dans des analyses de l'image et font passer la peinture à la trappe. Ils ne remarquent pas qu'il y a au centre de la peinture une petite surface bleue qui offre une sorte d'ouverture, un accès pictural illogique menant à un monde innommé qui semble dupliquer le monde déjà à double sens de la peinture. Alors, que peut-on encore écrire de plus sur la peinture ? Que l'on voit un objet mort qui représente un objet vivant ? Et que ce faisant, on ressent le désir du maquettiste et du peintre de créer une réalité illusoire qui semble plus sûre qu'un monde extérieur qui évolue de façon incontrôlable ?<0}
Eating the Beard (2011) représente une jeune fille ou une jeune femme dont le visage détaillé mais dévoilant un léger balayage richterien est plongé dans un fond vert olive. Le corps (les épaules) et une partie de la coiffure laissent filtrer un fond grisâtre. L'artiste a arrêté de peindre à ces endroits-là pour que toute l'attention se fixe sur la « barbe », partie plus sombre vraisemblablement tenue par la femme dans sa bouche (elle n'a pas de mains pour l'aider à la manger). Cette peinture m'a d'emblée fait penser à Le plaisir (1927) de Magritte. Quand j'en ai parlé à Borremans, il m'a dit ne pas connaître l'œuvre. Peut-être avait-il oublié son existence ? Peut-être en avait-il rêvé et l'avait-il reproduite inconsciemment ? Ou peut-être cette ressemblance est-elle le plus pur fruit du hasard et résulte-t-elle de l'habitude de Borremans à isoler et transformer les visages des jeunes filles ou des jeunes dames en suivant probablement simplement sa main ou une tache intéressante ?
L'œuvre Automat (I) (2008) dévoile à nouveau une jeune femme, mais cette fois sous les traits d'une poupée très réaliste. Seule une sorte d'économie dans la peinture de son bras droit semble indiquer qu'elle cache un mécanisme. Derrière elle se trouve un petit objet de couleur chair qui, peut-être, représente le couvercle du mécanisme. Pourtant, le plus intrigant dans cette peinture, c'est l'apparente absence de jambes. La poupée ou la jeune fille flotte au-dessus d'une surface. L'ombre en dessous sa jupe nous empêche de voir comment ce flottement se produit physiquement. Bon nombre de personnages représentés dans les œuvres de Borremans sont coupés à hauteur de taille, parce qu'ils se trouvent par exemple dans un bain d'encre, d'huile ou d’un autre liquide foncé ou parce qu'ils s'appuient contre une table. J'imagine que pour de nombreuses personnes, il n'y a inconsciemment rien de plus séduisant que des gens dont on ne voit pas les jambes ou qui ne peuvent pas quitter leur place, par exemple des caissières et des chauffeurs de bus (qui ont souvent des admirateurs harcelants), tout comme ils doivent trouver rassurant que le Sauveur cloué sur sa croix ou la Vierge éternellement patiente les regardent toujours sous le même angle… Pourtant, je ne suis pas tenté de donner ce genre d'explication aux peintures de Borremans. Je continue à les regarder comme des représentations issues d'une longue pratique du dessin qui peuvent parfois prendre, aujourd'hui, la forme d'une peinture.
Automat (I) (2008) fait penser à The Skirt (2005) et The Skirt (2) (2005). La première de ces peintures dévoile une petite fille habillée d'une jupe plissée qui semble flotter au-dessus d'une table ; dans la seconde, la petite fille a disparu et il ne reste que la jupe (les mains de la couturière (?) apparaissent dans les deux œuvres). Borremans m'a expliqué qu'il réalisait actuellement une sculpture dans laquelle une jupe ovale tourne sans relâche. Pourquoi ? Je pense que cette question n'a aucun sens. Comment ? C'est ici que cela devient intéressant. Nous pouvons chercher des solutions techniques avec l'artiste et nous laisser surprendre par le résultat.
Réconfort
Contrairement à la majorité des auteurs dont j'ai lu les analyses et critiques, je ne vois aucune angoisse ni menace dans l'œuvre de Borremans, mais bien ce réconfort si particulier suscité par le fait de savoir que quelqu'un ayant beaucoup vécu puisse encore réaliser des œuvres d'art par la suite. Plus jeune, j'ai ressenti la même chose en regardant les films de Fassbinder.
À la vue du dessin The Spirit of Modelmaking (2001), j'ai eu d'emblée le sentiment que le jeune Borremans devait avoir vécu une expérience esthétique particulière avec un homme plus âgé. Lorsque je lui ai demandé s'il avait un jour construit une maquette avec un homme d'âge mûr, il m'a répondu par la négative ; mais quand on sait qu'un de ses grands-pères l'a initié aux secrets de la photographie en partageant avec lui des moments particuliers dans la chambre noire, où les images miniatures prennent vie, alors le contexte biographique de l'œuvre devient indéniable et on sent que les expériences esthétiques vécues étaient peut-être autant de moments exceptionnels dans une jeunesse difficile, des moments qui doivent tout de même lui avoir offert un certain réconfort. Ce réconfort, on le sent.
Borremans m'a expliqué qu'il avait lu l'œuvre de Gerard Reve, mais qu'il ne s'y plongeait plus depuis le décès de l'écrivain. Cette remarque semble en dire long. La mort de Gerard Reve est trop fraîche. Velázquez, en revanche, se perpétue éternellement. Borremans m'a relaté son émoi quand il a vu pour la première fois une certaine œuvre de Velázquez en vrai : « Cela faisait déjà si longtemps que je vivais avec cette peinture », expliqua-t-il, « que c'était comme si je rencontrais une personne avec laquelle je correspondais depuis très longtemps mais que je n'avais encore jamais rencontrée. Ce qui est magnifique avec cette peinture, c'est quand vous pensez que vous pourriez aussi la réaliser. Vous voyez très bien comment elle a été faite. Il naît un dialogue avec quelqu'un qui est mort depuis très longtemps, simplement parce que les mêmes choses vous occupent, parce que vous essayez de résoudre les mêmes problèmes. Voilà un aspect de la peinture auquel je ne m'attendais pas. Plus les peintures sont bien conservées, plus l'effet est oppressant, plus la stimulation est grande. » Dans l'interview Michaël Borremans: Shades of Doubt, Renko Heuer demande à l'artiste quelle question il poserait à Velázquez s'il pouvait le rencontrer. « Je lui demanderais s'il entretenait une relation amoureuse en Italie », répond Borremans, « Je me demande ce qui le retenait là-bas. Le roi d'Espagne le priait très souvent de revenir, ce qu'il a finalement fait contre son gré. C'est pourquoi je pense qu'il avait une relation amoureuse en Italie ».
Un jour, j'ai demandé à Lorne Campbell, le spécialiste de l'œuvre de Rogier Van der Weyden, quelles seraient les dix questions qu'il poserait à ce peintre s'il en avait l’occasion. Voici une des questions qu'il soumettrait à l'artiste : « Présentez-nous le Washington Portrait of a Lady. Parlez-nous de cette femme et dites-nous comment vous l'avez peinte. » Quelques mois plus tôt, en feuilletant un livre rédigé par Campbell en 1974 ou 1976, j'ai été peu à peu touché puis finalement bouleversé par les gros plans des femmes présentés dans cet ouvrage. Bouleversé par la manière dont Van der Weyden a réussi à rendre la présence de ces femmes dans la peinture, mais aussi parce que je sentais comment Campbell regardait les œuvres : il ne cherchait pas seulement les techniques, il cherchait aussi les gens. Une double solitude associée à un double réconfort s'est alors déployée devant moi, et les larmes ont coulé sur mes joues.
Borremans est souvent comparé, de façon superficielle, à David Lynch. Mais chez Lynch, quoi d'autre nous touche que sa compassion ? Quoi d'autre que son amour pour les tentatives humaines, naïves, à l'encontre d'un monde sinistre qui semble évoluer juste à côté de nous ?
Le jeu
Et si l'espace d'un instant, nous considérions l'œuvre de Borremans comme une ode à la naïveté et au jeu ? De nombreux auteurs voient en lui un démiurge démoniaque évoluant dans un univers sadique autocréé. Serait-ce dû à une coutume voulant que les œuvres d'art soient comprises de façon grave et pesante ? Il est vrai que l'artiste nous montre des personnages qui semblent figés alors qu'ils sont en train de poser des actes en apparence insensés, mais… Les peintures et les dessins ne montrent-ils pas toujours des moments « figés » ? Ne pouvons-nous pas simplement voir la représentation de ces mouvements apparents comme autant de tentatives dansantes de créer des images insaisissables ? Et en ce qui concerne le démiurge : ses dessins ne peuvent-ils simplement pas être issus de son habitude à représenter plusieurs personnages, petits et grands, sur une même feuille ? Une démarche qui, soudain, fait surgir des miniatures (apparentes), qui semblent toujours avoir un effet magique sur nous, par exemple en tant que projets à la base de sculptures monumentales.
Dans Stanze, Giorgio Agamben décrit comment Baudelaire, en se souvenant d’un moment de sa jeunesse (quand il était enfant, une certaine dame Panckoucke l'avait conduit dans une pièce remplie de jouets), avait distingué trois formes d'appréhension des jouets : il y a des enfants qui transforment une chaise en diligence, d'autres qui rangent méticuleusement leurs jouets comme dans un musée et ne les touchent plus par la suite, et enfin ceux qui, obéissant « à une première tendance métaphysique », veulent « voir l'âme » et secouent le jouet, le jettent contre le mur et finissent par l’éventrer et le réduire en miettes (« Mais où est l'âme ? C'est ici que commencent l'hébétement et la tristesse »). D'après Agamben, Baudelaire reconnaît le mélange de joie incompréhensible et de frustration née de la stupéfaction sur lequel s'appuie la création artistique, comme toute relation d'un homme avec un objet : « Lointaine et insaisissable ("de toi seule, âme de la poupée, l’on a jamais pu dire où tu te trouvais vraiment"), la poupée est infiniment en deçà des choses ; mais elle est aussi infiniment au-delà, pour cette raison même peut-être, en tant qu'objet inépuisable de notre désir et de notre imagination… » Agamben indique par ailleurs que la frontière entre les jouets et les petits objets pontifiants pour les adultes disparaît dans les profondeurs obscures de l'archéologie, où des objets de petite taille se voient attribuer des intentions magiques et où leurs faibles dimensions sont généralement attribuées à la rareté du matériau.
Claude Lévi-Strauss tient le même raisonnement dans La pensée sauvage, où il évoque le charme des miniatures et fait remarquer qu'au fond, toutes les œuvres d'art sont des miniatures, même le plafond de la Chapelle Sixtine, car celle-ci propose un modèle réduit du Jugement dernier (on rencontre un raisonnement similaire chez Giacometti, qui, dans une interview avec David Sylvester, affirme que la hauteur idéale d'une sculpture est plus ou moins celle d'une main. Même pour les sculptures colossales d'Égypte, dit-il, car il faut les regarder de loin pour pouvoir les percevoir dans leur globalité). Selon Lévi-Strauss, les objets miniatures suscitent un plaisir particulier, parce qu'ils peuvent être reconnus en un clin d'œil et que nous ne devons pas analyser séparément leurs différentes parties comme en science. Ici, je ne peux dire grand-chose de plus sans expliquer la signification de cette dernière phrase (les structures sont l'élément invariable et les événements sont les nouvelles choses ou découvertes qui se produisent malgré tout, par exemple une réconciliation fortuite au sein d'un clan en donnant aux différentes factions des noms d'animaux) ; mais je pourrais néanmoins ajouter qu'Agamben, Baudelaire et Lévi-Strauss sont des joueurs qui jonglent avec les mots dans l'espoir de dévoiler ou de créer des harmonies ou des phénomènes invisibles… tout comme Borremans suscite chez nous, par ses dessins, ses films et ses peintures, des émotions, des pensées, des images et des histoires qui, sinon, n'auraient peut-être jamais existé ou seraient peut-être restées à jamais dissimulées dans les tiroirs sombres de notre imagination sous-exploitée. L'homme est un jongleur, un illusionniste qui nous montre une réalité que nous n'aurions autrement pas perçue. Et cette réalité, nul besoin de la nommer : elle se déploie au-delà des mots, dans un empire de fantasmagories qui donnent vie à notre réalité.
Montagne de Miel, 26 septembre 2013
Ouvrages cités
-Giorgio Agamben, Stanze, Christian Bourgeois Editeur, Paris, 1981.
-Stefan Beys. Michaël Borremans. Spartelen in het sadomasochistische universum. De geheime charmes van het enigma. http://d-sites.net/nederlands/borremans.htm
-Michaël Borremans, Vereniging van het S.MA.K., Gand, 2002.
-Michaël Borremans. Zeichnungen / Tekeningen / Drawings, Verlag der Buchhandlung Walther König, Cologne, 2004.
-Michaël Borremans. The Performance, Hatje Cantz, Ostfildern, 2005.
-Michaël Borremans, Whistling a Happy Tune. Drawings / Tekeningen, Ludion, 2008.
-Michaël Borremans, Paintings, Hatje Cantz, Ostfildern, 2009.
-Michaël Borremans, Eating the Beard, Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, 2010.
-Michaël Borremans, Magnetics, Hatje Cantz Verlag, Ostfildern, 2013.
-David Coggins, Interview: Michaël Borremans’, Art in America 3, N°1, mars 2009. Cf. http://www.artinamericamagazine.com/news-features/magazine/michael-borremans/
-Giacometti. Sculptures. Paintings. Drawings, Arts Council, Londres, 1980.
-Renko Heuer, Michaël Borremans: Shades of Doubt, in : Mono.Kultur #31– Spring 2012.
-Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Plon, Paris, 1962.
-René Magritte, ùEcrits complets, Flammarion, 2009.
-René Magritte. Lettres à André Bosmans 1958-1967, Seghers – Isy Bachot, 1990.
-Marcel Mariën, Galery Isy Brachot, Bruxelles, 1989.
-Vladimir Nabokov, Gogol, Uitgeverij De Arbeiderspers, Amsterdam, 1983, p. 134.
-Vladimir Nabokov, Geheugen, spreek, Uitgeverij De Bezige Bij, Amsterdam, p. 120.
-Hans Theys, De brioche van Chardin. Een gesprek met Michaël Borremans, août 2010, non publié.
-Hans Theys, Rare, suggestieve constructies. Een gesprek met Michaël Borremans, in : <H>ART #73, octobre 2010.
-Hilde Van Canneyt, Interview avec Michaël Borremans et Manor Grunewald. Gand, 26 mars 2009. http://hildevancanneyt.blogspot.be/2009/09/beide-kunstenaars-verwittigen-me-op.html
-Margot Vanderstraeten, Ik geef geen antwoorden omdat er geen antwoorden zijn, lieu de publication inconnu, 2009.