ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS
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Hans Theys
Je fais des choses
Petit entretien avec Danny Devos
Danny Devos (né en 1959) est l’un des artistes les plus radicaux et cohérents de notre pays. Je ne le connais pas personnellement, mais je l’ai rencontré à quelques reprises. Il est sur ses gardes, ou autrement dit, alerte et concentré. L’occasion de notre entretien est une performance qu’il a exécutée en 1980 dans l’ICC à Anvers. Dans un ouvrage publié récemment, il a décrit cette performance comme suit : « J’ai placé des échelles que j’avais fabriquées moi-même sur l’escalier en marbre et je me suis ensuite laissé tomber de l’escalier à six reprises. » Je lui ai demandé de quels matériaux étaient faites ces échelles et s’il les avait utilisées pour amortir ou guider sa chute.
Danny Devos : Non. Ces échelles faisaient partie de mon projet de fin d’études à l’Académie de Gand. Elles étaient constituées de toutes sortes de matériaux. L’une était formée de branches que j’avais liées ensemble avec du plâtre à pansements, j’avais découpé une autre dans du tissu, etc. J’avais exposé ces échelles sur cet escalier en marbre, mais pour la performance, je les avais enlevées, je crois. C’était sans doute le dernier jour de l’exposition. Tu pourrais le vérifier sur YouTube. On y trouve une petite vidéo de la performance. (C’est ce que j’ai fait. Elle s’appelle DDV – Trapfilmpje [remix]. On n’y distingue pas d’échelles.) Ces échelles, c’étaient des bouche-trous. La performance consistait en ce que je me suis laissé tomber à six reprises de l’escalier à partir de la position accroupie.
- Tu avais 21 ans.
Devos : Oui, c’était en septembre, j’allais donc avoir tout juste 21 ans. C’était ma 38e performance. Je les ai commencées « officiellement » en 1979, mais en fait dès 1976. Je faisais déjà à l’époque des choses de ce genre, comme trimbaler une pierre, j’en ai encore un enregistrement, mais j’ignorais qu’il existait des choses appelées performances ou actions. À l’Institut Saint-Luc, l’histoire de l’art contemporain s’arrêtait en 1945. En 1976, il était impossible pour quelqu’un de 17 ans de savoir qu’il existait des personnes telles que Chris Burden. Mais j’allais à l’école à Bruxelles et j’habitais Vilvorde. Et le soir et la nuit, j’ai commencé à faire des trucs. La première fois que j’ai fait la connaissance des Wiener Aktionisten comme Rudolf Schwarzkogler et de Gina Pane, c’était plus tard, dans la Galerie Baronian à Bruxelles.
- Pourquoi cites-tu Vilvorde ?
Devos : À Machelen, une commune fusionnée avec Vilvorde, on a démoli un quartier entier pour aménager l’échangeur autoroutier entre l’E19 et l’E40. Mes grands-parents habitaient ce quartier. À côté de leur maison s’en trouvait encore une autre, et puis la rue se terminait là en cul-de-sac. Derrière s’élevait le viaduc. Devant leur maison se trouvait un puits de 10 mètres de profondeur. Par la suite, en vue d’amortir le bruit, on a construit de l’autre côté de la rue un mur en métal de 3 mètres de haut. Voilà la vue qu’ont eue mes grands-parents pour le reste de leur vie. À Vilvorde, l’industrie commençait à aller moins bien. L’aéroport était tout près. C’était un cadre très déprimant, mais en même temps excitant. Je crois qu’on ne peut voir qu’une seule fois dans sa vie construire un tel échangeur routier. En Belgique, on n’a plus la place pour le faire. Mais je ne suis pas un artiste socialement engagé. Je pense simplement à partir de mon environnement et je fais des choses. À d’autres de découvrir ce que signifient ces choses. C’est comme avec ces échelles. À quel moment une chose devient-elle une échelle ? Lorsqu’elle a l’air d’une échelle ? Ou faut-il pouvoir y grimper ?
- Tu avais alors l’impression qu’il n’y avait plus de place pour les gens ?
Devos : Oui… En même temps, on démolissait le Quartier Nord à Bruxelles. Et je faisais la navette entre ces endroits. C’était vraiment No Future. J’étais alors dans le Punk et la New Wave. Pendant ma première année à l’Académie, j’avais construit une installation avec des panneaux agglomérés, à travers laquelle les gens pouvaient passer. Ce n’est que lorsqu’ils se trouvaient au milieu qu’ils se rendaient compte qu’ils se tenaient sur moi.
Montagne de Miel, 1 juin 2012