ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS
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Hans Theys
Plongé dans l’histoire
Entretien avec Johan Creten
Johan Creten (né en 1963) parle d’une voix douce et curieusement brisée, comme du grès émaillé fêlé. Ses sculptures ont une façon de ne pas dire les choses qui fait penser à la tradition du baroque. Elles voient le jour dans les ateliers les plus traditionnels et les plus avancés à ‘s-Hertogenbosch, Sèvres, Miami, Monterrey, Rome et New York, jetant des ponts avec les métiers du passé. Tels des anges obscurs, ses sculptures surgissent devant nous dans une indétermination floue et érotique, comme quelque chose d’imprononçable qui essaie de s’expulser, serpentant et florissant.
Johan Creten : Je collectionne de petites sculptures de la Renaissance qui ont été réalisées pour qu’on puisse les tenir en main et les observer de tous les côtés. Chaque face d’une sculpture de la Renaissance raconte une histoire différente. Qui fait des sculptures de nos jours peut, certes, se positionner par rapport à un Rodin, un Brancusi, un Henry Moore, un Judd ou encore à un Félix González-Torres, mais, personnellement, je m’inscris dans une perspective historique plus vaste de l’art sculptural. Ainsi, un des artistes du passé qui m’inspirent, c’est Francesco Fanelli (v. 1590–1653).
(Il montre des sculptures de celui-ci sur son portable.)
Voici quelques exemples de variations sur un thème. La sculpture de gauche illustre le thème de saint Michel et le dragon, alors que dans celle de droite, il s’agit d’une légende issue de l’histoire romaine. Dans le Forum romain s’ouvre un gouffre qui ne cesse de s’agrandir, jusqu’à ce qu’un jeune, dénommé Marcus Curtius, comprenne qu’ils doivent sacrifier ce qu’ils ont de plus précieux : la force et l’honnêteté des jeunes. Et il se précipite avec son cheval dans le gouffre. La statuette n’est pas plus grosse qu’un doigt, mais elle est, oh !, si intense et si forte grâce à la concentration et à la multiplicité des sens.
Les sculptures de la Renaissance et de l’époque baroque sont souvent d’une composition complexe ; si on ne prend pas le temps de les observer, on n’a pas la moindre idée de ce qu’elles représentent. Prenez cette Flora de Soldani Benzi. La poitrine dénudée renvoie à la vérité, le bouquet de fleurs dans sa main nous révèle son identité…
J’ai appris toutes ces choses de deux personnes d’un âge avancé qui collectionnaient et vendaient des antiquités. Lorsque j’avais onze ans, ils sont venus un jour à ma rencontre : installé devant mon petit chevalet sur la place du village, j’étais en train d’essayer de peindre l’église. Nous avions convenu que je pourrais passer chez eux tous les mercredis après-midis. Ce sont eux qui me mettaient ces objets-là en main et qui me demandaient, par exemple, quand il s’agissait d’un objet en verre :
« Que vois-tu ? Que sens-tu ? »
« Un bord dur, un fond tranchant ? »
« Qu’est-ce que cela signifie ? »
« Que l’objet n’a pas été fabriqué dans un moule, mais avec une felle, qui a été coupée à cet endroit. »
Et ainsi de suite. Pour ce couple, c’était passionnant de pouvoir parler à un jeune garçon. Il était question de qualité, de trames narratives, de complexité, de dimension tactile : des éléments qui interviennent tous dans l’évaluation d’un chef-d’œuvre.
Ce n’est pas étonnant si, plus tard, j’ai travaillé avec Robert Miller à New York ou que je travaille, actuellement, avec Peter Marino ; ce sont des gens qui partagent le même type de passion.
Voici une photo de mon atelier à Paris. Il est très exigu, mais à travers la fenêtre, je vois quand même passer les bateaux-mouches sur la Seine. Cela ressemble un peu à Venise. Parmi mes sculptures inachevées se trouvent des œuvres anciennes : une sculpture de l’artiste italien Fontana et une tête provenant de Gandhara, un ancien empire qui correspond plus ou moins à l’actuel Afghanistan, dont le style est le fruit d’une rencontre entre la culture grecque, importée par Alexandre le Grand, et le bouddhisme. Ce sont des statues bouddhiques, mais avec le drapé mouillé des Grecs. C’est un Bodhisattva Maitreya couvert de bijoux, ce qui signifie qu’il s’agissait d’un prince. Une sensualité très forte se dégage de ces sculptures. À côté de celle-ci, on voit une sculpture originaire d’Inde, une petite sculpture du Mali et une autre petite sculpture faite par des Esquimaux. La migration des symboles me fascine et est d’ailleurs une dimension essentielle pour comprendre mon œuvre.
Bernard Palissy
Vous voyez ici un objet d’art réalisé par Bernard Palissy, un pionnier français de la céramique. C’est une sorte de bas-relief, qui a tout l’air d’un objet séduisant, mais peu importe la dimension esthétique ou décorative. Il parle d’autre chose : il y est question d’animaux, du genre grenouilles, salamandres et serpents, qui sont déroutants parce qu’ils sont sortis de l’eau, mais qu’ils vivent sur la terre ferme ; parce qu’ils sont nés sur la terre ferme et qu’ils vont vivre dans l’eau, ou encore parce qu’ils muent. Ces thèmes, dont la plupart des strates de significations sont oubliées, coïncident avec l’idée que l’argile est une matière qui peut passer d’un état à l’autre et qui utilise, pour ce, la magie et le pouvoir du feu.
Palissy était un personnage romantique. Il est allé jusqu’à brûler ses propres meubles, parquet et livres pour alimenter ses fours et créer de nouveaux émaux. Devant la Manufacture nationale de Sèvres se dresse une statue de lui, réalisée au 19e siècle par Louis-Ernest Barrias. Il porte le costume d’un protestant et a l’air déprimé. À côté de lui se trouve un petit poêle dans lequel il brûle des livres, tandis qu’il porte un de ses objets sous le bras. J’ai habité et travaillé pendant trois ans dans cette manufacture de porcelaine historique. Lorsque le Louvre m’invita, en 2005, à exposer des œuvres dans le musée et me laissa la liberté de choisir une salle, j’ai opté pour une salle moins connue, presque obscure, dédiée à l’œuvre de Palissy. Je m’identifie à sa quête sans fin dans un monde impatient et agressif.
Ma Petite Vague pour Palissy, je l’ai faite à Sèvres. C’est une sculpture qu’il faut regarder sous plusieurs angles. Il est, d’ailleurs, impossible de saisir mes sculptures à partir d’une seule photo. Pour moi, ça parle de dynamique, de croissance, d’érotisme, mais également de ce qui est tordu ou perturbé, le tout présenté sous le couvert de la beauté pure, notamment grâce aux émaux et aux contrastes chromatiques. Mais également et tout simplement par les sensations procurées par un objet quand on le touche. Pour cette sculpture, j’ai utilisé un émail qui a été conçu à Sèvres pour Marie-Antoinette. Mais je l’ai combiné avec un émail du 19e siècle, sur un format qu’ils n’avaient plus utilisé à Sèvres pour le grès émaillé depuis les années soixante. De la sorte, j’ai réhabilité, en tant qu’artiste contemporain, des techniques anciennes dans la manufacture la plus classique de France, tout en y ajoutant des innovations. C’est également la raison pour laquelle j’ai dû y résider pendant trois ans. Ce n’est qu’à ce prix-là, que j’ai pu apprendre suffisamment pour réaliser des choses nouvelles.
Les petites boules dans les Vagues pour Palissy sont inspirées d’un « rain sash », ou ceinture de pluie, des Hopis. Je l’ai achetée à ces Indiens lorsque j’ai habité pendant trois ans en Arizona. Il s’agit d’une pièce de tissu à points noués que portent les femmes durant la cérémonie du mariage. Elle représente la pluie tombant du ciel et il s’agit donc d’une image pour la fertilité ; cela fait également penser à des semences, des fruits, des petits pois ou encore à des perles.
Contexte historique
J’aime l’œuvre de Donald Judd, de Carl Andre et de Richard Serra, certes, mais, personnellement, il m’était impossible de me détacher complètement de nos racines et de faire abstraction de l’histoire de l’art avec toutes ses trames magnifiques. Bien sûr que l’histoire est un poids qui pèse lourd sur les épaules. Je peux comprendre que des artistes veuillent s’en décharger et qu’ils s’en soient effectivement libérés, mais, moi, je n’arrive pas à m’en détacher, il faut que je fasse quelque chose avec l’histoire.
Dès ma première exposition, en 1985, j’ai fait des œuvres en lien avec le contexte historique pour une galerie parisienne d’arts anciens. Pensez au Louvre, à la citerne Yerebatan à Istanbul, à The Quarantine à Sète, etc. En journée, les sculptures étaient exposées dans leur propre « Chambre d’art » ; la nuit, je les emmenais à Pigalle et dans le métro. Je considérais la « Chambre d’art » comme un laboratoire où montrer sa vision du monde et de son existence en rassemblant des éléments qui forment un tout complexe. Quand j’étais étudiant à l’Académie de Paris, je faisais des œuvres qui devaient, non seulement, pouvoir survivre dans un white cube, mais également renfermer en elles-mêmes toutes significations et donner autant que possible en retour au spectateur, sans l’aide de l’environnement. Je ne voulais pas d’œuvres qui ne puissent survivre que grâce à une façon unique et absolument précise de l’appréhender. Il fallait pouvoir l’exposer tant dans un musée que sur un marché aux puces. La trame devait être suffisamment solide pour survivre dans ce contexte-là aussi. Ce concept est une composante essentielle de mon art, qui continue d’être prépondérant à ce jour, quand j’expose mes sculptures chez Transit, Emmanuel Perrotin et Almine Rech.
En France, mon œuvre fut vite appréciée. Il n’y a pas eu de réaction viscérale à l’argile, mais bien du respect pour la thématique politique, sociale et culturelle de mon œuvre. Ainsi, les aigles que je m’apprête à montrer pour la première fois en Belgique, je les avais déjà présentés à Villa Arson à Nice en 1993. Il s’agissait d’une exposition sur l’extrême droite en France, mais sous le couvert de faïences décoratives très colorées. Un coq aux couleurs du drapeau français, mais recouvert d’un émail appelé « enflammé ». Toujours plusieurs strates de sens.
Mon œuvre est axée sur le jouissif, c.-à-d. le plaisir lié à la réalisation et à l’observation. Toutes mes œuvres en argile, c’est moi qui les confectionne. Je mets parfois deux à trois ans pour réaliser une seule œuvre. Aujourd’hui, en ces temps d’art instantané et de surproduction, c’est un immense luxe.
D’hondt-D’haenens
Pour mon exposition chez D’hondt-D’haenens, je voudrais mélanger des œuvres anciennes et récentes. À l’extérieur, je disposerai, notamment, The Tempest, : un grand oiseau creux, de trois mètres et demi de hauteur, qui repose sur un socle en acier de deux mètres de haut. De face, l’oiseau semble se dresser sur ses pattes ; de côté, on voit qu’il est penché en avant et, de l’arrière, on voit qu’il est creux. Cette forme me rappelle celle d’un olivier séculaire qui ne tient plus debout que grâce à son écorce. Cependant, de par ses métamorphoses, le sens aussi change constamment.
Ensuite, il y aura la série de sculptures Why Does Strange Fruit always Look so Sweet ? déjà présentée à Chatsworth et La Communauté, une série de reproductions en bronze de ruches anthropomorphes. Les abeilles imaginaires entrent et sortent par la bouche et les yeux. La sculpture présente le langage comme du miel, la parole comme quelque chose de sain et le regard comme quelque chose de positif. Il est question de collaboration, mais aussi de protectionnisme. Les ruches sont partiellement dorées, de sorte qu’elles font penser à des têtes de chevaliers.
À l’intérieur du musée, j’exposerai, entre autres, Le Berceau : une sculpture de deux mètres de haut, composée, pour moitié, d’un moule en fonte à la cire perdue d’un vrai couffin. Le couffin était une sorte de panier dans lequel les mères s’installaient devant le feu ouvert pendant qu’elles pouponnaient leur bébé. J’en ai trouvé des illustrations chez Brueghel et chez Esaias Boursse, j’en ai fait faire des répliques en osier aux Pays-Bas. Cette forme féminine est juchée en équilibre sur un poteau marin en forme de champignon, une bite d’amarrage, qui me rappelle aussi les champignons qu’on disposait dans les jardins ouvriers. Dans une grande partie de l’exposition, il est question de collectionner et de conserver nos racines. Ainsi, il y a Le rêve de la baronne, une lourde table en bronze qui ressemble à un guéridon drapé dans du velours, symbole de la haute bourgeoisie : la petite table sur laquelle on expose les preuves. Sur cette petite table se trouve un modèle de temple, la Maison Carrée à Nîmes, construite par les Romains dans le sud de la France. À l’arrière, la petite table est pourvue d’une porte, alors que le toit du temple s’ouvre également. C’est une œuvre qui parle d’espaces privés et sacrés, de notre première demeure, de notre premier lieu secret : en dessous de la table, cachés par la nappe.
Puis, il y aura également une série de six œuvres murales en céramique qui s’appelle Octo : modelées d’après des raies séchées, considérées auparavant comme des animaux fabuleux. J’en ai déjà exposé une version en bronze lors de l’exposition « Beauté animale » au Grand Palais.
Dans l’œuvre La borne, on reconnaît le jalon, mais aussi le pilori et la cheminée. Pour moi, l’œuvre aborde la façon dont certaines communautés sont, heureusement ou malheureusement, prisonnières d’une série de scénarios, de schémas de pensée. Le progrès nous libère, mais nous affaiblit aussi. La borne est posée sur un socle dans lequel la ligne verticale du gothique se transforme en spirale du baroque. Pour moi, le socle représente l’idée du progrès. On retrouve le même socle dans la Colonne, haute de six mètres, exposée au Middelheim à Anvers. La colonne baroque, elle-même devenue partie intégrante de la nature, se transforme en pieuvre, qui, sous un autre angle, ressemble à une mère avec enfant et sous un angle encore différent, à une tête avec un gros nez. Cette colonne fait partie d’une série intitulée Colonnes révolutionnaires. Ce n’est pas de l’art pamphlétaire sur la liberté sexuelle, l’antimondialisation ou le Printemps arabe, mais cela parle de tout cela en même temps, à ma façon.
Il y aura également des hiboux à découvrir ; les nombreuses couches d’émail servant de peau à la sculpture. Si certains détails disparaissent du coup, ils restent quand même vaguement déchiffrables. La dernière couche d’émail semble caillée, comme une peau à la surface d’une tasse de lait refroidie. Rodin utilisait le plâtre comme peau ; il plongeait ses sculptures dans le plâtre pour les rendre homogènes. Medardo Rosso a fait la même chose avec de la cire. Moi, j’utilise l’émail pour recouvrir mes sculptures d’une « peau ».
Je montre aussi Plantstok, un bronze à la cire perdue, doré, basé sur un outillage de mon arrière-grand-père. Enfant, je vis déjà que cet objet portait en soi l’essence même d’une sculpture. C’est comme une « resurrectio », comme une érection ou une résurrection. La poignée fonctionnelle la transforme en une figure humaine ; cela parle de sexe, de survie, de plantes et de continuité. Mes racines plongent dans la terre. L’argile porte en soi le tabou du travailleur manuel, de l’ouvrier, du paysan. Quelqu’un qui travaille avec sa tête ne doit en aucun cas toucher la matière.
Je ne sais pas encore avec certitude si j’ajouterai un torse de la série Odore di Femmina. Ces bustes de femme, composés de centaines de fleurs modelées, ressemblent de loin à des bancs de moules. Quand Don Giovanni parle de l’« Odore di Femmina », il ne parle pas seulement du parfum, du « Scent of a Woman », mais aussi du sang menstruel et de la sueur, de ce qui différencie les sexes. La sculpture parle de séduction, mais elle inspire aussi de l’angoisse. On ne sait pas comment la saisir, mais on sait que tout rapport avec la sculpture blessera la sculpture et le spectateur. Ce qui est étrange, c’est que la blessure disparaît dans le tout, les sculptures ne sont pas restaurées, mais retouchées. La fragilité fait partie de la vie de cette sculpture, et en même temps, elle nous parle des rapports humains. La sculpture séduit par sa beauté intrinsèque et par sa matérialité, elle nous raconte quelque chose sur les relations humaines.
Montagne de Miel, 27 août 2012
Traduit par Michèle Deghilage