Hans Theys est un philosophe du XXe siècle, agissant comme critique d’art et commissaire d'exposition pour apprendre plus sur la pratique artistique. Il a écrit des dizaines de livres sur l'art contemporain et a publié des centaines d’essais, d’interviews et de critiques dans des livres, des catalogues et des magazines. Toutes ses publications sont basées sur des collaborations et des conversations avec les artistes en question.

Cette plateforme a été créée par Evi Bert (Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) en collaboration avec l'Académie royale des Beaux-Arts à Anvers (Groupe de Recherche ArchiVolt), M HKA, Anvers et Koen Van der Auwera. Nous remercions vivement Idris Sevenans (HOR) et Marc Ruyters (Hart Magazine).

ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

xpo - 2010 - Faux Jumeaux - Lettre à Michel François [FR, essay]
Texte , 3 p.

Montagne de Miel, 18 juin 2008


Cher Michel,


Il est six heures du matin et je me trouve dans un train. Le train a l’air d’être le même que celui d’hier, mais aujourd’hui il y a comme un bleu grisâtre qui colle aux choses, alors que hier le soleil les éclaboussait.

Je t’écris ce mot parce que j’ai décidé de ne plus chercher deux œuvres d’art jumelles pour contribuer à ton beau projet de juxtaposition d’œuvres d’art formellement identiques, mais ayant un contenu différent. Quel en est la raison ? Eh bien, tout simplement que je n’y crois pas. Je ne crois pas qu’il existe sur cette terre deux œuvres d’art qui ont la même forme. Et même s’il en existe, je ne veux pas le savoir. Pour moi, la seule existence d’un couple pareil donnerait raison à tous ces gens prétendument lettrés qui pensent que les œuvres d’art sont des enveloppes d’idées. Moi, je préfère retourner les choses : que serait une idée si ce n’est une image usée, une image qui a perdu son élan vital, son jus ? Et ce qu’ils appellent des idées ! Des phrases trouvées dans des livres et éternellement copiées, sans jamais essayer de les mettre en pratique ! Non, je préfère me passer de ces idées-là.

Les premières images formellement identiques que je t’ai proposées étaient des faux : deux scènes de brouillard, que j’aurais monté en loupe, provenant d’Amarcord de Fellini et de Throne of Blood de Kurosawa. Tu aimais bien l’idée, mais pas la forme : on t’avait déjà proposé trop d’images projetées.

Finalement, je t’ai proposé un tableau de Dennis Tyfus et un tableau de Damien De Lepeleire. En ce faisant, m’as-tu expliqué, je faisais exactement de même que n’importe quel curateur, « car les curateurs choisissent généralement des oeuvres différentes formellement mais en lesquelles ils reconnaissent un degré de contenu semblable. »

Selon moi, chaque œuvre d’art trouve sa raison d’être dans sa forme unique, dans ce qu’elle a de spécifique. Crois-tu vraiment que la sculpture d’Ann Veronica Janssens et celle de Pistoletto sont identiques ?

« Oui », m’as tu dit, « mais le tableau de Dennis Tyfus est narratif et celui de Damien est abstrait ! » Eh bien, pour moi pas. Pour moi, ils sont tout aussi « identiques » que les cubes d’Ann Veronica et de Pistoletto. La façon de procéder est « identique ». Les contrastes et l’emploi de lignes sont « identiques ». La trame créée est « identique ».

Il y a quinze ans tu m’as parlé d’un artiste américain qui avait fait un bloc en chocolat comme le tien, sauf qu’il était beaucoup plus grand. Moi, je trouvais la différence d’échelle fondamentale. Et je pense toujours de même. Je me souviens d’une artiste qui avait fait une sculpture comme Bain de lumière d’Ann Veronica Janssens. Seulement, au lieu d’utiliser trois ou quatre aquariums sphériques, elle en utilisait une centaine. Pourquoi cent si quatre suffisent ?

Parlons d’un autre couple de jumeaux. Au début des années quatre-vingt, lorsque j’étais étudiant, j’errais dans la ville de Bruxelles à la recherche de la femme idéale, qui dans ma tête avait pris la forme d‘une femme francophone et cultivée. Lors de ces promenades interminables, il m’arrivait souvent de rencontrer des filaments de peinture qui suivaient le cours des trottoirs. Parfois plusieurs filaments se rencontraient et continuaient dans le même sens. Souvent, ils aboutissaient devant la porte d‘entrée d’un lieu culturel. Une dizaine d’années plus tard, tu m’as raconté que ces traces de peinture avaient été faites par un homme que tu avais connu. Ayant été frappé d’un amour non réciproque, il avait décidé de suivre la jeune femme qu’il aimait, tout en créant les traces que j’avais si souvent remarquées et parfois même suivies en déambulant un pot de peinture perforé. Un jour, m’as-tu raconté, il a même suivi cette femme jusqu’à la ville de Luxembourg avec un immense bidon installé sur sa voiture !

En feuilletant un catalogue sur le travail de Francis Alÿs, j’ai découvert qu’il a aussi fait une œuvre en créant une race de peinture avec un pot perforé… Récemment, j’ai vu une exposition de cet artiste où il montrait 366 peintures faites par des amateurs, toutes basées sur un tableau disparu qui représentait une sainte. Mais toutes différentes, bien entendu !

Le train s’est arrêté un moment. Le soleil est de retour. Me voilà dans le même train que hier ! Les coquelicots s’enflamment. Ils sont identiques à ceux que j’ai vues dans les Pyrénées, il y a deux ans, en mai, juste avant de photographier un immense pissenlit pour toi. (Te souviens-tu de l’impossibilité de trouver deux pissenlits identiques en Afrique du Sud ? Quelle démence, cette diversité !)

(Borges aurait dit qu’il n’y a qu’un coquelicot, mais il voyait mal.)

Bon, j’espère avoir été clair. Que je ne veux proposer rien d’autre que ces tableaux de Dennis Tyfus et de Damien, je veux dire. Mais que je comprendrai si tu ne les mets pas. Ils pourraient se trouver dans le livre, pour illustrer mon propos (ensemble avec deux images de brouillard, deux images de traces de peintures et le grand pissenlit des Pyrenées.)

Qu’en penses-tu ?


Hans