ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS
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Hans Theys
L’esquive élémentaire
Rencontre avec Walter Swennen
Jeudi 29 juin 2017. Swennen m’a invité à venir découvrir ses dernières peintures, juste avant leur envol pour les États-Unis, où elles seront exposées chez Gladstone Gallery en septembre prochain. Je décide d’y aller avec une caméra vidéo. Lorsque j’entre dans son atelier, il se met à coucher toutes les peintures de plus petit format sur le sol. Je commence à les filmer, une à une. À ma surprise, je constate que moins d’œuvres que d’habitude reposent sur une différence de texture réalisée au couteau de peintre (un des outils préférés de Swennen). Comme à chaque visite, je découvre de nouvelles façons de créer des différences de texture, par exemple des plans créés en versant une peinture épaisse sur la toile couchée, ou un maniement comique, en apparence gauche, du pinceau. Certaines textures sont tellement complexes que leur chronologie en est devenue illisible. Je sais que cela ne sert à rien d’en parler avec Swennen, c’est comme essayer d’épingler une puce. Il ne veut jamais admettre avoir « fait » quelque chose, car cet aveu semble impliquer pour lui qu’il a planifié ses peintures. Il change sans cesse ses récits. « Si je raconte aux gens ce qui s’est passé, j’ai l’impression de mentir », dit-il. Un jour, il m’avait confié ne jamais utiliser de white spirit. La semaine d’après, j’ai trouvé un petit mot collé sur sa sonnette d’entrée : « De retour dans dix minutes. Suis parti acheter du white spirit. »
Je tente quand même le coup.
- Comment es-tu parvenu à créer ses taches bizarres ?
Walter Swennen: Eh bien, comme tu le sais, je n’ai rien décidé du tout. Mais après avoir gratté des lambeaux de la couche supérieure de peinture, révélant ainsi la couche inférieure, j’ai commencé à « boucher » les trous.
- C’est ce que font, de nos jours, les restaurateurs de peintures anciennes : ils bouchent d’abord les trous avec une espèce de mastic détachable. Puis, ils imitent de la peinture à l’huile en apposant une fine couche de gouache… Et que s’est-il passé dans cette autre peinture ?
Swennen: Par hasard, je me suis retrouvé avec des coulures de peinture qui avaient l’air assez expressives. Pour contrebalancer cet effet, je suis soigneusement repassé sur ces coulures avec un pinceau très fin, comme le faisait ce peintre français…
- Hans Hartung.
Swennen: Oui, celui-là. Les gens pensent que ses peintures sont gestuelles, alors qu’elles résultent en fait d’une application méticuleuse de la peinture.
- Dans cette peinture-ci, les gouttelettes jaunes suggèrent également une approche expressive jusqu’à ce qu’on remarque qu’elles s’arrêtent net… Tu as dû les effacer sur les bords de la peinture.
Swennen: Non, je ne les ai pas effacées. J’ai utilisé du ruban adhésif.
- Du ruban adhésif ? Dans cette peinture-ci ? Je ne te crois pas.
Swennen: Spinoza écrit que les gens ne se rendent pas compte du nombre incroyable de choses que le corps peut réaliser « sans la conduite de l’Esprit ». « La structure même du Corps en soi, poursuit-il, surpasse de loin toute chose produite par le savoir-faire humain. »
- C’est pourquoi, pour lui, toute matière est imprégnée de la grâce divine. Une image très audacieuse, bien sûr, puisque cela implique que Dieu n’a pas d’adresse précise.
Swennen: En effet, le monde est fait en Dieu, tout comme une table est faite en bois.
- Certains pensent qu’une table peut également exister sans bois, reposant pour l’éternité dans les cieux, où les intellectuels peuvent la scruter et l’expliquer… Cela me rappelle un débat qui a animé la chrétienté pendant des siècles, à savoir le thème de la double nature du Christ.
Swennen: Continue. Je suis curieux.
- Comme nous le savons tous, le Christ est à la fois Dieu et homme. Pour nous montrer comment accepter notre mortalité, le Dieu chrétien se fait homme, mais tout au long de sa vie, le Christ reste Dieu.
Swennen: Sûr et certain.
- Eh bien pendant des siècles, on a assisté à de virulents débats sur cette double nature du Christ. Certaines personnes soutenaient qu’il était purement humain, d’autres qu’il était uniquement Dieu. Il a fallu organiser plusieurs grandes conventions pour trancher une fois pour toutes en proclamant que Marie était Theotokos : Celle qui donna naissance à Dieu.
Swennen: Le concile d’Éphèse.
- Et on n’aurait pas su faire autrement, car il y a toujours des gens qui veulent tout « comprendre » : ils veulent saisir la soi-disant vraie nature du Christ. Or, toute la force de l’image du Christ réside dans son « insaisissabilité », il est tout à la fois homme et Dieu, tout comme une peinture peut-être, à la fois, une image et un objet.
Swennen: D’où la distinction d’Aristote entre « être contraire » et « être en contradiction ». Les choses peuvent être contraires, tandis que les mots que nous employons pour les décrire sont en contradiction. Personnellement, je crois que la contradiction provient du langage, non des choses elles-mêmes.
- Si nous faisons une distinction entre la « forme » et le « contenu »,
c’est pour nous permettre de réfléchir au sujet d’une œuvre d’art ; mais pareille approche ne se justifie que si nous gardons à l’esprit qu’en réalité, la forme et le contenu n’existent pas en tant qu’entités distinctes.
Swennen: À propos des rêves, Freud disait que leur forme fait partie de leur contenu.
- Pour en revenir à ces gouttelettes jaunes… Je sais que tu ne voudras jamais rien admettre. Mais, agenouillons-nous devant ton tableau et regardons-le attentivement. Je ne crois pas que tu aies utilisé du ruban adhésif. Je crois que tu as effacé les gouttelettes qui dépassaient une certaine limite…
(Nous nous mettons tous les deux à genoux et regardons la peinture à quelque 10 cm de distance. Patrick Verelst, qui suit notre conversation, râle de ne pas avoir de caméra pour enregistrer cet acte de dévotion.)
Swennen: Je crois que tu as raison. J’ai dû les effacer. Mais si c’est le cas, je ne m’en suis pas rendu compte. Mon esprit était certainement en train de divaguer…
- Vous êtes un tricheur, Monsieur Swennen.
Swennen: Je le sais, mon cher Watson.
- Sancho, Monsieur. Appelez-moi juste Sancho.
Montagne de Miel, 1 juillet 2017
Post-scriptum daté du dimanche 2 juillet 2017
Au terme de cette conversation, Patrick Verelst remarque que la peinture Lulu (2017) est craquelée.
« On n’apprécie pas vraiment les craquelures à New York », remarqua-t-il.
« La peinture t’invite à restaurer les craquelures avec un pinceau fin », dis-je à Swennen. « S’il te plaît, fais-le immédiatement. Comme ça, je pourrai te filmer. »
À ma surprise, Swennen saisit un pinceau fin et commence à colmater les craquelures. Je me précipite sur ma caméra et je commence à filmer la craquelure qui est en train d’être réparée. Quand je filme, je regarde toujours à côté de la caméra, afin de voir ce que je vais filmer l’instant d’après. Soudain, je réalise que le gros du travail est en train de se dérouler sur la palette. Je vois, avec regret, comment la main qui était en train de restaurer la craquelure, plus rapide que mon œil, saisit un couteau de peintre et mélange un peu de peinture. Au moment où je braque la caméra sur cette scène, mon autre œil note comment la même main s’est emparée d’un bout de tissu pour effacer un peu de peinture sur la toile. Et au moment où je braque la caméra sur la toile pour saisir tout cela, mon œil libre observe comment Swennen écrase une pointe de peinture avec son pouce droit et quand je m’apprête à filmer cela, je vois alors comment ce même pouce suit le parcours d’une craquelure pour la colmater avec de la peinture…
Au bout du compte, j’ai réussi à ne filmer pour ainsi dire rien… Nous comprenons que l’esprit ne peut pas conduire ces interventions parce que la main bouge plus vite que son ombre, obéissant à des habitudes et à des rythmes qui doivent échapper à toute forme de raison.