ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS
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Hans Theys
Des obstacles grumeleux et réflecteurs
Entretien avec Ronald Ophuis
J’ai rendu visite pour la première fois au peintre néerlandais Ronald Ophuis (né en 1968) dans son atelier en juillet 1998. J’étais heureux de faire la connaissance de cet homme doux et ouvert. Son œuvre produisait une impression dure. Non pas tellement en raison des sujets dramatiques (une fausse couche, un viol dans un vestiaire pour footballeurs, un pauvre avec un fusil), mais bien à cause de la facture somptueuse, inhabituelle à cette époque. (Dans la suite de ce texte, j’emploie le terme « structure » pour qualifier la facture ou la manière d’une peinture, parce que Ophuis utilise ce terme.) En outre, cette structure restait fidèle, d’une manière apparemment naïve, aux contours de ces choses, comme les marines et les vues urbaines réalisées au couteau qu’on peut acheter dans les lieux touristiques.
En 2003, j’ai visité son exposition solo chez Aeroplastics à Bruxelles. La manière spécifique de peindre d’Ophuis s’était révélée alors une excellente technique pour représenter des poutres ou des planches en bois, de sorte que certaines scènes (par exemple des images de camps de concentration) devenaient insupportablement proches. Mais les plus insupportables étaient les visages, qui semblaient faits eux-mêmes d’une sorte de bois, due à cette structure brute, comme si les hommes étaient eux aussi des objets morts : des objets utilitaires constitués de la même matière fibreuse, grumeleuse, aux écailles monstrueuses, que des arbres morts et débités.
Aujourd’hui, quelques chose de nouveau semble s’être produit une nouvelle fois dans ces tableaux. Parfois, le plancher est peint à plat, tandis que le second plan noir prend du relief. La structure de la peinture semble devenir désobéissante, moins fidèle aux objets représentés, comme si le peintre était devenu plus libre. Un nouvel espace pictural est né, mais je n’arrive pas à bien saisir ce qui s’est passé exactement.
Le soir tombe. Je viens juste d’arriver. Le vernissage et le dîner sont déjà terminés. Je me promène à travers les nombreuses salles du musée, à la recherche de l’artiste, qui ne se trouve pas dans le local de fête. Je le trouve finalement tout seul dans une petite salle, assis sur un appui de fenêtre. Visiblement ému, il fixe une toile qui représente une scène d’un rape-hotel. Il n’est pas seulement ému par le tableau.
« Après un vernissage comme ce soir, lorsqu’on a entendu toutes ces réactions, mon regard est à nouveau intense », explique-t-il. « Je vis non seulement les tableaux à travers mes propres yeux, mais également au travers des expériences des autres. J’ai rencontré ce soir une femme qui racontait à propos d’un enfant de l’ex-Yougoslavie qui est terrifié à chaque fois qu’il voit le mot hôtel. La mère de cet enfant s’est retrouvée dans un tel hôtel. »
- Dans le texte introductif, tu écris que tu veux faire souffrir le public avec tes peintures. Tu écris : « Vous souffrez encore beaucoup trop peu et vous vous aimez encore de trop. Je veux avoir de l’influence sur la question : comment voulons-nous nous souvenir de nous-mêmes ? Soudan, Congo, Guantánamo, Géorgie, Arménie, Israël… Les expériences des personnes qui nous semblent moins proches ont bien le même poids que l’histoire de nos familles, amis et ancêtres. » La particularité de tes tableaux, à mon avis, est qu’ils sont surtout choquants en raison de leur structure. Je ressens pourtant une certaine gêne à parler exclusivement de la structure de son œuvre avec un artiste qui s’efforce de porter un témoignage de son époque.
Ronald Ophuis : Mais je suis moi-même fasciné par la manière dont travaillent les autres peintres. J’ai lu il y a peu ton interview avec Jan Van Imschoot. Je l’ai beaucoup appréciée. J’ai simplement trouvé dommage que tu ne lui aies pas demandé s’il avait utilisé un projecteur pour ses dernières toiles. Je pars du principe qu’il ne projette jamais, mais pour ses tableaux les plus récents, que tu as vus dans son atelier, je me suis dit : là, ce serait bien possible. Surtout là où il a peint l’intérieur : la sûreté parfaite des verres, des tables, fauteuils, fleurs, fruits, etc. Jan peint rapidement, de façon bâclée, capricieuse. Il emploie la main de l’amateur, populaire, et par opposition, il raconte le pouvoir et l’homme servant qui adore et encense ses potentats, ses idoles, ses idéaux. Et Jan laisse tomber une image : par son écriture, les icônes s’effondrent, l’art de la peinture disparaît pour ne laisser qu’un Van Imschoot cynique et affectueux, comme une nouvelle icône piétinée, autonome, d’une inspiration inutile. J’ai énormément d’admiration pour son esprit et son œuvre riche et anarchiste…
Je suis également très curieux de découvrir l’aspect de la palette d’un peintre. Certains peintres mélangent et conservent leurs couleurs dans des bocaux. D’autres appliquent directement la peinture depuis le tube sur le pinceau… J’ai vu un jour des palettes des années 1930 en Union Soviétique : tout à gauche se trouvaient le blanc et l’ocre, empilés l’un sur l’autre comme des immeubles fondants. Ils prélevaient cette peinture la plus mouillée possible avec des pinceaux arrondis souples, un pinceau par couleur, et laissaient les couleurs se fondre les unes dans les autres sur la toile.
- Tu projettes toi-même des images ? Je ne le crois pas. Certains détails anatomiques, comme les jambes dans « La fausse couche » semblent même disposés incorrectement de manière intentionnelle.
Suzanne Oxenaar (l’épouse de Ronald Ophuis, qui nous rejoint quelques instants) : C’est le cas en effet. L’image dans La fausse couche concerne différentes femmes, toutes les femmes qui ont perdu un enfant à naître. Ce sont les jambes de différentes femmes.
Ophuis : Si tu ne projettes pas, ton écriture propre ressort davantage. C’est ce que je trouve important. Pour moi, une peinture est toujours une question de sensation : voilà le domaine de la peinture. Comme le concept constitue le domaine du philosophe. Mais cette sensation ne réside pas uniquement dans la touche expressionniste. Chez les peintures virtuoses comme Bacon, la touche est beaucoup plus importante que chez Géricault, chez qui c’est en premier lieu le sujet qui suscite la sensation…
On remarque en général dans l’histoire de l’art que l’importance de l’écriture augmente lorsqu’il n’y a qu’une seule figure sur le tableau. Chez Willem De Kooning, par exemple, ou Francis Bacon. Chez les peintres tels que Rembrandt, Géricault, Fra Angelico ou Giotto, qui représentent souvent plusieurs figures, l’écriture devient moins importante parce qu’elle devient subordonnée à l’histoire qui doit être contée. Les peintres ou tableaux narratifs ne peuvent pas faire grand-chose d’une écriture expressionniste. Lorsqu’il s’agit de montrer et de rendre sensible une réalité, un geste sauvage est trop isolé… Enfin, j’essaie de réaliser des tableaux dans lesquels l’attention pour l’écriture ne s’affaiblit pas, alors que je m’efforce malgré tout de raconter une histoire.
- Dans tes peintures, les groupes de figures sont souvent placés dans un espace plus grand, et cet espace (ou des parties de celui-ci) devient aussi présent que les figures grâce à la structure pâteuse de la toile. Par conséquent, ce n’est pas l’espace qui devient plus humain, mais ce sont les hommes qui semblent devenir des objets : des obstacles grumeleux qui réfléchissent la lumière. Par là aussi, les éléments spatiaux prennent peut-être quelque chose d’animal, de contraignant et d’inévitable. L’espace clos est l’instrument du pouvoir… L’espace collabore et corrompt…
Mais nous allions parler de la structure. Maintenant que je vois autant de peintures réunies, je remarque que la structure employée et l’objet suggéré dans tes tableaux sont moins uniformes que je ne le croyais. Je trouve parfois des touches dans le sens contraire, ou des parties poncées très planes, alors qu’on y attendrait justement de la texture, par exemple le plancher dans la toile avec l’homme qui se masturbe. L’espace pictural semble être devenu plus profond et tes tableaux récents semblent agir moins directement, mais je ne vois pas bien comment cela se fait.
Ophuis : La différence est que le tableau final n’est plus constitué exclusivement de couches qui étaient censées être des couches de finition. Auparavant, la surface définitive était constituée entièrement d’une troisième couche de finition. Je travaillais en trois couches. Avec la première couche, je fixais les contours et les grands pans de couleur. La deuxième couche esquissait la lumière : elle indiquait ce qui deviendrait clair et sombre. La troisième couche devait être parfaite du point de vue structure, couleur et forme. Dans le passé, la dernière couche devait être la plus dominante, mais ce n’est plus le cas maintenant. Les peintures récentes révèlent des résidus des premières couches. À l’heure actuelle, c’est surtout la deuxième couche qui crée la structure. La troisième couche est beaucoup moins contrôlée désormais. Moins contraignante, moins définitive. Je trempe des pinceaux Spalter larges dans la peinture et passe à ras de la toile. Ci et là, quelque chose reste accroché. De temps à autre, elle adhère. C’est ainsi qu’est née l’herbe dans ce paysage, par exemple… Je n’emploie la peinture qu’après l’avoir laissé sécher trois ou quatre jours sur la palette, ce qui la rend plus rude, moins huileuse. J’ai horreur des toiles huileuses.
- Ce que les peintres appellent « mouillé sur mouillé » en Belgique ?
Ophuis : Oui. C’est ce que font les étudiants. Ils étalent bien la peinture, il y a peu de couleurs et la différence entre la teinte de départ et de fin est très petite. Lorsqu’on travaille mouillé sur mouillé, il est difficile d’augmenter le contraste de couleur ou le contraste entre foncé et clair dans un même trait de pinceau. Au Rijksmuseum d’Amsterdam se trouve une toile de Rembrandt (Autoportrait comme l’apôtre Paul) avec une figure qui porte sur la tête un truc de teinte claire qui ressemble à un bonnet. Le bonnet est pratiquement peint d’un seul mouvement et semble vraiment faire le tour de la tête. Le résultat est plein de volume et incroyablement beau parce que la touche semble passer de l’ocre au blanc ou du foncé au clair. C’est en fait impossible. Tout le monde admire Rembrandt pour cette virtuosité. En réalité, cet effet constitue le résultat de son emploi de la céruse, qui est devenue de plus en plus transparente avec les ans. À son époque, ses touches claires étaient beaucoup plus massives…
(Nous sommes maintenant devant un tableau qui représente le crâne d’une personne exécutée, où l’attention est attirée d’emblée par le bandeau parachevé avec de gros points rouges.)
Ophuis : La couche de fond est constituée ici d’ivoire, de brun Van Dyck et de terre d’Ombre brute.
- Le cerveau est peint de façon pâteuse. Le crâne lui-même a été raclé avec une palette.
Ophuis : L’arrière-plan devait être moins déterminé, de sorte que j’ai pu me permettre une certaine abstraction. Il pouvait être esthétique.
Jan Van Imschoot m’a raconté que tu oses rendre tes tableaux moins séduisants que d’autres peintres. Mais en fait, du déplaces l’attention. Tu racles le crâne, et tu laisses ressortir l’arrière-plan. Notre attention va au bandeau flamboyant, à peinture épaisse, dont les boules rouges conversent avec le vert de l’arrière-plan. Enfin, tu tires trois petites lignes noires sur le crâne pour suggérer des fissures. Dans un autre tableau, tu termines avec de gros pois blancs – presque des caricatures de rehauts – qui représentent les dents d’un crâne qui semble hurler. L’espace pictural que tu crées est plus subtil, parce qu’il doit servir l’image, mais il est bien là.
Ophuis : Les images que nous montrent la presse ont souvent l’air très innocentes. Comme le dictateur planqué qu’on ressort d’un puits avec une barbe sauvage : c’était presque une image pathétique. Je veux créer des images qui font sentir qu’il y a quelque chose de pas normal. C’est un combat que je veux engager. La peinture contre CNN. Les images des médias transmettent l’information, mais sont pratiquement impuissantes à susciter des sentiments. En fin de compte, elles ne nous touchent pas, elles ne nous traumatisent pas et nous ne les croyons donc pas. Le langage de l’image est usé à force d’avoir été vu. Tout comme les idées philosophiques peuvent perdre leur signification par une utilisation excessive. Voilà où réside la possibilité pour l’artiste. Il ou elle essaie de se l’imaginer, et à ce moment, beaucoup de choses se rapprochent déjà.
Montagne de Miel, 22 décembre 2008