ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS
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Hans Theys
Le temps coagulé de π, Requiem et Pars pro toto
À propos de la besogne de Johan De Wilde
Hier, une fois encore, nous nous sommes revus : deux hommes désormais visiblement vieillissants, plongés dans nos rêvasseries, nous épargnant l’un l’autre les plus sombres recoins de notre âme, et jetant des ponts vers le monde de l’autre, l’homme frère, souvent à l’aide de références à des livres, des morceaux de musique ou des œuvres d’art, que nous connaissons parfois tous les deux. Je me suis souvent entretenu avec Johan De Wilde (°1964), que j’ai rencontré pour la première fois il y a douze ans. Mais jamais je n’ai transposé nos entretiens en un compte rendu lisible par le monde extérieur, appelé familièrement une « interview ». Pourquoi ? Parce que ce genre d’entretien, où l’on cite des titres d’ouvrages difficiles, paraît pédant sur papier et ne parvient guère à faire comprendre que, bien souvent, nous avons vraiment lu ces choses, et que si nous les citons, ce n’est pas pour épater la galerie, mais bien parce qu’ils font partie de notre pensée et de notre ressenti. Ainsi, hier, il était question d’un livre dont je n’avais encore jamais entendu parler et dans lequel le philologue allemand, Victor Klemperer, décortique le langage des nazis (avant d’embrayer sur le langage de la presse à sensations et des politiciens de service qui, avec la trivialité qu’on leur connaît, cachent, omettent et déforment les choses, s’efforçant ainsi de cacher que le monde est incontrôlable en réalité). Nous avons également parlé de Untergang der Welt durch Schwarze Magie de Karl Kraus, d’un livre de Max Frisch exclusivement constitué de questions, de Jasper en zijn knecht de Gerbrand Bakker, édité par Privé-domein, ainsi que de l’album de freejazz Free Fall de Jimmy Giuffre. Je n’ai lu aucun de ces livres et ne connais pas la musique de Giuffre, mais De Wilde sait expliquer avec conviction ce que signifient ces ouvrages pour lui. Et alors que je l’écoute, ma solitude se volatilise.
Je ressens la même chose lorsque je découvre ses dernières œuvres, qui sont parfois des continuations de séries entamées il y a longtemps. Une de ces séries part toujours de la dernière image d’un rêve. Cette fois-ci, elles ont engendré un dessin représentant les hanches d’un Jésus en terre verte portant un caleçon rayé. Ces rayures apparaissaient déjà, sous une forme différente, dans une œuvre de 1993, composée de dizaines de petites vues de mer (des vues diverses d’un fjord nordique) peintes à l’huile et découpées en bandes horizontales. Et ces rayures reviennent également, sous une autre forme encore, dans la partition sans fin, constituée de petites bandes colorées, qui est une traduction directe du nombre π. (Et dont les couleurs proviennent d’un coucher de soleil : une vue que tout le monde aime.) En observant toutes les œuvres que l’on peut voir à l’heure actuelle dans l’atelier de l’artiste, je trouve une nouvelle confirmation de ma supposition selon laquelle un artiste ne doit pas chercher son style, car celui-ci découle d’un tempérament formel auquel il ne peut en réalité jamais échapper. Même si nous observons de nombreux mouvements de fuite et de nouveaux récits, la forme finale, elle, ne se laisse pas commander.
Et nos images et nos idées, est-ce qu’elles se laissent commander ? À l’origine, l’album Free Fall de Jimmy Giuffre devait s’intituler Yggdrasil. Yggdrasil désigne l’arbre de vie norvégien, qui est probablement basé sur l’if (taxus). Les ifs peuvent vivre très longtemps. Parfois, le tronc finit par s’évider et un nouveau rejeton se met à pousser dans cette cavité, protégé par l’écorce ancienne, de sorte que l’arbre semble être immortel. De plus, cet arbre reste vert en hiver si bien que, de nos jours encore, on le qualifie de sempervirens. Vivant pour l’éternité, mais également toxique. Et grâce à ce poison, utilisable comme médicament. En outre, on utilisait le bois d’if pour confectionner des arcs. D’après Wikipédia le mot « taxus » est dérivé du grec τόξο (toxo) qui signifierait « arc » (et dont serait également dérivé le mot « toxique »). Alors, peut-être était-ce l’inverse, et est-ce l’arc qui prit le nom de l’arbre, qui est également mortel ? Giorgio Colli (dans Naissance de la philosophie) observe qu’en grec, les mots « arc » (βιός) et « vie » (βίος) se composent des mêmes sons (seul l’accent est différent). Ainsi, le Dieu de l’arc (Apollon) devient le Dieu de la vie, mais également de la mort. Au fragment 51, Héraclite parle d’« une conjonction de forces opposées, comme pour l’arc et la lyre ». Or, la lyre était le deuxième attribut d’Apollon. Et nous entrevoyons d’emblée la raison : parce que le son identique des mots pour dire « arc » et « vie » et la similitude formelle entre l’arc et la lyre donnaient naissance à une image polysémique fort utile dans laquelle la vie, la mort et l’art se rejoignaient.
Pour Requiem, une série de dessins entamée en vue de guérir et de protéger le connaisseur d’art, tombé malade, Tanguy Eeckhoudt, De Wilde a créé des dessins qui sont nés d’empreintes de rameaux d’if ou de pousses de bambou. Ici c’est quelque chose d’imprévu qui se produit, en ce sens qu’en créant justement une empreinte de ces objets aux contours nets et bien identifiables, après les avoir trempés dans de la peinture acrylique, c’est l’informe qui surgit, la tache. Dans de nombreux autres dessins ultérieurs, nous verrons comment cette tache, ou forme floue, s’émancipera jusqu’à surgir dans un dessin basé sur la scène finale d’un rêve.
Quant à la série Pars pro toto, elle se base sur les fresques de Fra Angelico dans le couvent San Marco à Florence. Chaque dessin représente une particule chromatique, issue d’une de ces fresques. Cette couleur est représentée par un pixel agrandi et délimité par les quatre bords des pixels voisins. Le pixel a les mêmes proportions que la fresque d’origine. Comme ces proportions diffèrent de celles du carton utilisé comme support (A1, A2, A4 ou A6), il y a également des espaces résiduels et gris, qui varient selon les proportions de la fresque d’origine. Ces espaces résiduels font évidemment partie du dessin, ils sont recouverts des mêmes traits de crayon que la représentation « proprement dite », de sorte qu’au bord des zones chromatiques, ils contiennent non seulement des petites lignes de pigment qui dépassent en apparence, mais aussi, dans les angles, une espèce d’« images fantômes » ou d’« images rémanentes », créées par d’infimes particules de pigment qui sont transportées par le crayon lors de la finition du dessin.
Cette série-là me touche le plus. Les dessins agissent comme des icônes : comme des objets sacrés, rechargés par un usage dévot séculaire. Ils se comportent aussi comme des miroirs de l’art de la peinture. De Wilde me confie qu’il a visité trois fois les cellules des moines à San Marco. La dernière fois, en mai de l’année passée, il se précipita, à huit heures trente du matin, au premier étage afin de pouvoir contempler les cellules en toute quiétude. Un des éléments qui le frappèrent alors, ce fut la petite fenêtre à côté de chaque fresque, qui donne sur un monde en évolution constante, où, autrefois, les gens déféquaient en rue, où, ensuite, les premiers tramways passaient dans un grand fracas et où, de nos jours, des milliers de touristes se bousculent, tels des rongeurs habillés, dressés sur leurs pattes arrière et grignotant des paninis tièdes. Les dessins de Pars pro toto ajoutent une troisième fenêtre à tout cela : une surface chromatique agrandie qui se présente comme une profondeur dans laquelle on plonge, une béance, une indétermination ; mais également comme une nouvelle forme qui rappelle les célèbres peintures quadrillées de Mondrian. (C’est moi qui l’affirme, pas l’artiste.) Les dessins sont des méta-peintures (des peintures qui parlent de la peinture), mais ce sont également des objets qui évoquent un mode de vie spirituel. Ils ne me font pas seulement penser à Mondrian, mais aussi à la Chapelle de Rothko à Houston, aux Stations of the Cross de Barnett Newman ou encore aux œuvres de Bernd Lohaus faisant usage de bois ou de ruban adhésif brun : une approche minimale, mais non minimaliste.
Le jeune auteur et poète Vincent Van Meenen (°1989) me signalait, il y a peu, l’existence de l’essai intitulé Bégaya-t-il de Gilles Deleuze, dans une traduction de Piet Joostens. Deleuze y affirme que des écrivains comme Kafka et Beckett innovent en littérature et élargissent le champ littéraire en faisant bégayer la langue même : « Ils inventent un usage mineur de la langue majeure dans laquelle ils s’expriment entièrement : ils minorent cette langue (…) Ils sont grands à forcer de minorer : ils font fuir la langue, ils la font filer sur une ligne de sorcière et ne cessent de la mettre en déséquilibre, de la faire bifurquer et varier dans chacun de ses termes selon une incessante modulation. (…) Autant dire qu’un grand écrivain est toujours comme un étranger dans la langue où il s’exprime, même si c’est sa langue natale. À la limite, il prend ses forces dans une minorité muette inconnue, qui n’appartient qu’à lui. C’est un étranger dans sa propre langue : il ne mélange pas une autre langue à sa langue, il taille dans sa langue une langue étrangère et qui ne préexiste pas. Faire crier, faire bégayer, balbutier, murmurer la langue en elle-même. »
On peut en dire autant, je crois, de Pars pro toto.
« Tandis que je dessine », raconte De Wilde, « Je pense aux occupations des gens dans le monde extérieur. À l’extérieur, le temps s’écoule. À l’intérieur, il semble s’être arrêté. Chaque trait de crayon devient une unité de temps. Chaque dessin représente une doublure du temps. »
Unité de temps, unité de couleur, unité de forme : l’artiste se rapproche de plus en plus d’un mutisme qui dit tout. Et nous le voyons et l’entendons.
Montagne de Miel, 21 août 2020
Traduit par Michèle Deghilage