Hans Theys is a twentieth-century philosopher and art historian. He has written and designed dozens of books on the works of contemporary artists and published hundreds of essays, interviews and reviews in books, catalogues and magazines. All his publications are based on actual collaborations and conversations with artists.

This platform was developed by Evi Bert (M HKA / Centrum Kunstarchieven Vlaanderen) in collaboration with the Royal Academy of Fine Arts in Antwerp (Research group Archivolt), M HKA, Antwerp and Koen Van der Auwera. We also thank Idris Sevenans (HOR) and Marc Ruyters (Hart Magazine).

ESSAYS, INTERVIEWS & REVIEWS

©Hans Theys
Alecia Pradolini - 2024 - La boue et le miel [FR, essai], 2024
Text , 2 p
ink on paper

 

 

 

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Hans Theys

 

 

La boue et le miel

Quelques mots sur l’œuvre d’Alecia Pradolini

 

 

Depuis dix ans, l’artiste Alecia Pradolini (née en 1988), basée à Dakar, construit un monde de terre cuite, de couleurs, de rythmes, de peintures murales, de films, de photos, de cris d’enfants, de totems, d’amulettes et d’autres choses enchanteresses qui sont vaguement montrées dans 
ce bouquin.

Il y a quinze ans, je l’ai connue alors qu’elle était étudiante à Anvers, en Belgique. Elle était l’une des deux ou trois étudiantes les plus motivées et les plus talentueuses que j’aie jamais rencontrées. La première chose qu’elle m’a montrée, était un carnet de croquis rempli de photographies nocturnes tachées de peinture. Les photographies étaient très particulières, d’une manière que je ne pouvais pas saisir. « Comment fais-tu pour obtenir ces images ? », lui ai-je demandé. Et elle m’a dit qu’elle errait dans les rues la nuit et que lorsqu’elle voyait quelque chose qui ne signifiait rien pour elle, quelque chose qui semblait totalement dénué de sens, elle prenait une photo. Les taches, m’a-t-elle expliqué, venaient de ses doigts, qui semblaient tout le temps sales. Parce qu’elle peignait. Dans ce temps, je n’ai jamais vu un de ses tableaux. Les seuls objets qu’elle me montrait, étaient des amulettes faites avec des morceaux de bois, du fil de fer et des clous rouillés. Quand je l’ai encouragée à agrandir ces magnifiques photographies tachées, elle ne l’a fait qu’une seule fois, en utilisant les affiches qui en résultaient pour recouvrir le sol d’une salle d’exposition de sorte que les visiteurs ne pouvaient s’empêcher de les tacher en marchant dessus.   

Au cours de sa dernière année, cependant, toutes les amulettes et les photographies ont disparu. Pradolini s’est retirée dans un espace abandonné et a commencé à peindre des peintures murales géantes. Dix mois d’affilée, sans s’arrêter, elle a peint des milliers de fresques sur le même mur, documentant cette entreprise herculéenne dans des vidéos accélérées, qu’elle a montrées à la fin de l’année. Son visage, ses mains et son corps étaient gonflés par les produits qu’elle avait utilisés : peinture, polyester, solvants, produits de nettoyage. Je pense qu’elle a à peine survécu.

Aujourd’hui, cette femme extraordinaire vit à Dakar avec son mari et ses deux enfants. Depuis des années, elle réalise des œuvres sculpturales à intégrer dans sa maison, mais elle continue aussi à créer des sculptures autonomes, à peindre des peintures murales (maintenant avec ses enfants), à prendre des photos et à faire des vidéos. La vie et le travail ne font qu’un. Ils sont ressentis comme un, vécus comme un, façonnés comme un. En lisant cette dernière phrase, je me rends compte que beaucoup de gens écriront cela à propos d’un artiste, mais c’est rarement vrai. Pradolini est une exception, l’héroïne d’une quête courageuse, une chamane-sorcière, une chevalier Jedi. Et vous ne le sauriez pas si vous la rencontriez, car elle n’a pas d’ego, elle ne se représente pas, elle semble transparente. Je l’aime beaucoup. Je la respecte. Et j’aime son travail.

Avant de terminer, j’aimerais dire quelque chose à propos des photographies. Dieu sait que j’aime les sculptures, mais en regardant les photographies aujourd’hui, et en me rappelant ce que Pradolini en disait il y a quinze ans, je ne peux m’empêcher de remarquer qu’aujourd’hui elles ne semblent plus enregistrer des « moments vides », mais plus précisément des choses inaperçues, flottant au bord de l’existence. Tachées de belles couleurs de terre, elles perdent leur connotation postcoloniale potentielle et deviennent comme des fleurs. Dans une de ses lettres, Flaubert écrit que les artistes ont tendance à distinguer la boue et le miel, alors qu’en réalité, dit-il, il faut tirer le miel de la boue. Valoriser des photographies en les maculant ! Étonnant.

 

 

Montagne de Miel, 3 septembre 2024